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Actuel Moyen Age
Eric Zemmour et les croisades : fact-checking
Article mis en ligne le 9 juillet 2021

Dans Destin français. Quand l’histoire se venge, son dernier ouvrage, sorti cet automne, Eric Zemmour parle abondamment de l’histoire de France. Si l’auteur prend soin de ne jamais se poser en historien, on ne l’entend pas moins affirmer dans un entretien au Point qu’il fait une « synthèse historique » et que « l’histoire n’appartient pas aux historiens ». Nous ne chercherons pas ici à disséquer la vision politique qui sous-tend son travail : d’autres le feront, et mieux que nous.

Nous nous contenterons de faire notre travail de médiévistes, donc de parler du chapitre qu’il consacre à la première croisade ; et notre travail d’historien.ne.s, qui est de nous concentrer sur les faits, la seule chose qui distingue un travail sérieux d’une compilation de fake news. Et pour la peine, en hommage au travail magnifique qu’ils font chaque jour, on emprunte leur visuel aux Décodeurs du Monde.

En parlant d’Urbain II, Éric Zemmour note que « on n’apprend plus aux écoliers qu’il fut le premier à appeler à la croisade » (p. 64) (...)

On ne parle pas de la première croisade à l’école primaire, en effet : mais on parle de Louis IX (saint Louis) en CM1, et le programme officiel précise qu’il faut l’aborder comme « un représentant de la chrétienté de son temps », notamment pour ce qui est de ses deux croisades. On imagine donc que les enseignant.e.s définissent, au moins rapidement, ce qu’est la croisade.

En 5ème, le programme d’histoire s’ouvre par un thème consacré à « Chrétientés et islam, VIe-XIIIe siècle : des mondes en contact ». Les croisades occupent une place fondamentale dans cette partie du programme.

Et enfin, en 2nde, le premier chapitre du programme d’histoire porte sur la vie religieuse dans l’Occident médiéval. La quasi-totalité des manuels (notamment le Nathan collection Le Quintrec et le Belin collection Colon, qui représentent à eux deux plus de 40 % du marché) consacrent une double-page à la première croisade, dans laquelle Urbain II est largement cité. (...)

Bref, au cours de leur parcours scolaire, les « écoliers » ont eu au moins trois occasions d’apprendre qui était Urbain II : on est très loin d’une damnatio memoriae. (...)

« Selon le mot du grand historien René Grousset, spécialiste reconnu des croisades… » (p. 68)

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René Grousset est, sans aucun doute, un spécialiste reconnu des croisades, et plus encore un grand historien. Éric Zemmour « omet » simplement de rappeler qu’il écrivait… dans les années 1930. Or, depuis, on dispose de très nombreuses nouvelles sources que Grousset n’avait pas : de nouvelles chroniques, notamment arabes, des recherches archéologiques, etc. Surtout, depuis, il y a eu de nombreux autres historiens qui se sont penchés sur les croisades : Joshua Prawer, Jean Flori, Jonathan Riley-Smith, Claude Cahen, pour ne mentionner que quelques défunts… Leurs travaux ont considérablement amendé et corrigé les vues de René Grousset.

En effet, celui-ci était très influencé par l’utopie coloniale de son époque. (...)

« La vague islamique déferle… Les Turcs seldjoukides […] se sont jetés aussitôt sur l’empire byzantin […] Urbain II sait la suite, car il connaît le passé des invasions musulmanes » (p. 67) (...)

« La vague islamique déferle… Les Turcs seldjoukides […] se sont jetés aussitôt sur l’empire byzantin […] Urbain II sait la suite, car il connaît le passé des invasions musulmanes » (p. 67) (...)

C’est le leitmotiv du chapitre : les Seljoukides menacent l’Europe, qui n’est sauvée que par la première croisade. Là encore, il s’agit d’une affirmation au minimum réductrice (...)

À l’échelle de l’ensemble du monde musulman, il faut rappeler que l’islam est alors extrêmement divisé, en plusieurs califats rivaux qui s’opposent souvent plus violemment les uns aux autres qu’ils ne s’opposent aux pouvoirs chrétiens. Ajoutons en outre que le jihad n’est pas du tout à l’ordre du jour à l’époque : au contraire, ce sont les croisades qui réactiveront, en Orient, un discours du jihad. Il est donc extrêmement fallacieux de parler de vague islamique, comme si l’islam formait un océan uni prêt à déferler sur l’Europe. Au moment où la première croisade atteint son objectif, les musulmans sont au contraire politiquement divisés et très surpris par l’irruption d’armées venant de l’autre bout du monde. (...)

cette « Europe » autour de laquelle Éric Zemmour construit tout son propos n’existe pas à l’époque : en particulier, le monde byzantin, de culture grecque, et le monde latin sont déjà largement distincts, voire opposés. À cet égard, il est très significatif de voir qu’Éric Zemmour gomme totalement la quatrième croisade (1204). Au cours de celle-ci, les croisés occidentaux finissent par prendre et par piller la ville de Constantinople elle-même.

À ce moment il existe de vraies tensions au sein de la Chrétienté et les Grecs sont perçus très négativement par les Latins, devenant l’incarnation de la perfidie, de la couardise et de l’avarice. Les Grecs, quant à eux, considèrent les Latins comme des envahisseurs dangereux, voire comme des barbares (...)

De fait, l’Europe n’émerge véritablement comme concept que dans la pensée des humanistes au XVe siècle, qui, inquiets de la montée de l’Empire ottoman, vont opposer l’Europe chrétienne à l’Asie musulmane.

Deuxième erreur : l’assimilation entre culture grecque et l’Europe. En effet cette culture grecque – il faudrait d’ailleurs plutôt parler de culture gréco-romaine – a également été reçue par le monde musulman. C’est d’ailleurs, dans la quasi-totalité des cas, via des textes arabes que l’Occident latin va redécouvrir le corpus grec (les textes médicaux, scientifiques ou philosophiques, notamment Aristote).

L’affirmation d’Éric Zemmour ne sort pas de nulle part. Il semble en effet reprendre la vision avancée en 2008 par Sylvain Gouguenheim, qui provoqua à l’époque une très vive réaction du monde universitaire européen. En plus de sa vision politiquement orientée, l’auteur fut accusé d’avoir manipulé, voire inventé des sources pour soutenir ses idées. (...)

Éric Zemmour confond volontairement le terme de Francs, qui désigne les croisés, et celui de Français. Il suffit d’en revenir aux sources, qui affirment clairement le caractère plurinational des troupes de la première croisade : le chroniqueur Foucher de Chartres, qui a participé à la croisade, parle ainsi d’« une multitude infinie parlant des langues différentes, et venue de pays divers ».

Il mentionne notamment des Français, mais aussi des Italiens, des Anglais, des Bretons, des Lorrains, des Normands, des Teutons, des Gascons, des Espagnols, des Bourguignons, des Provençaux,… Or tous ces peuples ne sont pas français et ne se définissent pas comme français (...)

Ce qui est fascinant, c’est que cette confiscation de la croisade par les Français et pour les Français commence dès l’époque médiévale. (...)

Éric Zemmour apparaît donc comme l’héritier de cette longue volonté de confisquer la gloire de la croisade, quitte à réécrire une épitaphe ou à fausser l’histoire. (...)