Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
blogs de Médiapart
31h dans ma vie militante : à chaque situation, l’Etat réprime en toute impunité
Article mis en ligne le 21 novembre 2020
dernière modification le 20 novembre 2020

Bénévole à Utopia 56, j’étais en mission dès 14h, Lundi 16/11. J’ai vécu en direct l’évacuation du camp d’exilé.e.s à Saint Denis jusqu’à la répression du rassemblement contre le loi de sécurité globale. La violence institutionnalisée de la police et par extension des pouvoirs publics est en roue libre. Nous entrons dans un période charnière. Plongez en détail dans mes 31h de militantisme.

Voici mon témoignage.

Etudiant en année de césure, je suis maintenant depuis trois semaines bénévole quotidien dans l’association Utopia 56 Paris. Elle vient en aide aux exilé.e.s et gère principalement des situations d’urgence. (...)

Mardi matin très tôt doit avoir lieu à Saint Denis le démantèlement du camp de la Porte de Paris (plus de trois mille exilé.e.s y vivent depuis des mois), opéré conjointement par les services de la préfecture de la région Île-de-France, la préfecture de Police et celle de Seine-Saint-Denis. Chaque personne qui se trouvera sur le camp à ce moment devra être légalement prise en charge par les pouvoirs publics. Tout d’abord, les occupant.e.s devront être amené.e.s en car et hébergé.e.s plusieurs jours (ou semaines) dans des gymnases en Île-de-France puis, pour presque 50% d’entre eux, obtenir une solution d’hébergement stable, n’importe où dans le pays. L’autre moitié sera jetée à la rue.

Bien que cette aide soit insuffisante et très loin de régler la situation déjà catastrophique des exilé.e.s que l’Etat français accroît encore en la déniant dans sa globalité, elle représente malgré tout une opportunité à qui tentera de la saisir. Tagwa et Ali, ont décidé de la saisir. Le démantèlement est en effet le seul moyen d’accès à des logements pérennes pour beaucoup d’exilé.e.s, qui alternent sans cela entre des hébergements solidaires d’urgence et la rue. (...)

Ainsi, après avoir discuté, rigolé, bu le thé, puis joué avec les petits, j’aide la famille à préparer leurs affaires pour le départ : l’association a donné rendez-vous en fin d’après-midi dans le Nord de Paris aux nombreuses familles et femmes seules vulnérables connues par Utopia 56 et à un grand nombre de bénévoles déployé.e.s pour l’occasion. Nous arrivons à 17h au lieu de rendez-vous. Seul bénévole présent sur les lieux pour le moment, je fais face à une soixantaine de familles déjà arrivées (qui seront rejointes par une centaine d’autres durant la soirée). Je reconnais beaucoup de visages, fatigués et tendus par leur quotidien instable et précaire. Ali, Tagwa, Mustafa et Amro se confondent désormais avec les autres familles, et se noient dans la masse. Je me sens tout d’un coup impuissant, face à autant de détresse. Comment peut-on laisser autant d’hommes, femmes et enfants dans de telles conditions ? (...)

2h du matin. Je plie mon duvet et me ré-habille ; nous partons à cinq en voiture pour revenir à la Porte de Paris. Quatre heures se sont écoulées depuis mon départ, il fait plus froid mais il y a toujours autant de monde présent sur l’esplanade. Nous relayons les bénévoles resté.e.s depuis 20h sur place, et assistons à des spectacles de danse afghane qui s’improvisent à côté du campement des familles. Encouragé.e.s par des exilé.e.s, nous entrons à l’intérieur du cercle de danse et prenons part avec entrain à la fête. Cependant, cette instant de ‘’liesse’’ s’estompe vite car beaucoup d’exilé.e.s, perdu.e.s et inquiet.e.s, viennent nous poser des questions à propos du démantèlement et de la manière dont ils seront par la suite pris en charge. Malheureusement, nous ne leur répondons que partiellement, car nous faisons comme eux face à une opération préfectorale opaque et brutale.

4h. L’important dispositif policier se met doucement en place : la totalité du camp est encerclée, plus personne ne peut ni y entrer ni en sortir. L’atmosphère change tout de suite très rapidement, la tension monte et est de plus en plus palpable. Tandis que certain.e.s se chargent de réveiller le peu de familles ayant réussi à trouver le sommeil, les autres équipes s’occupent activement à rassurer les ménages puis à récupérer et à plier tentes et couvertures. Une fois nettoyées et stockées à l’entrepôt de l’association, elles seront distribuées à d’autres exilé.e.s toujours à la rue. Un tas important de matériel rangé se forme sur l’esplanade, organisé tant bien que mal par les bénévoles.

Petites équipes constituées de trois-quatre bénévoles, nous arpentons pressamment tous les recoins du camp avec une benne à ordure vide faisant office de contenant pour toutes tentes ou couvertures encore utilisables. Il faut en effet faire vite car tout matériel laissé sur place sera jeté ou détruit par l’Etat ; un gâchis énorme lorsque l’on sait que ces équipements de survie peuvent sauver des vies. (...)

12h. Il n’y a pas assez de cars pour tou.te.s alors que légalement, toute personne présente lors de l’opération devait y avoir accès. Désillusions pour les 500 à 1000 exilé.e.s resté.e.s sur place ; elles/ils sont nassé.e.s pendant de longues heures sans possibilité de mouvement. Dans le même temps, le bruit court que des exilé.e.s ayant pu accéder aux bus spécialement affrétés ont été renvoyé.e.s à la rue à quelques centaines de mètres plus loin du camp. Pendant toute l’après-midi, après avoir emmené sous escorte les 500 à 1000 exilé.e.s dans le Nord de Paris, les forces de l’ordre chercheront à les éparpiller pour camoufler la faillite de l’opération. Pour cela, la préfecture ordonnera à ses pions de mener une véritable chasse à l’homme urbaine : charges violentes, gazages ou encore ‘’saisie’’ de récépissé donnant lieu à des pertes de connaissance, contusions, fractures etc. Ces actions finiront au fil des heures par disperser les exilé.e.s, totalement démuni.e.s, tout comme certains associatifs qui les accompagnaient.

Forte de son action répressive d’une violence sans nom, la préfecture se félicitera d’avoir réussi son opération, prétendument humanitaire. (...)

Comment peut-on se vanter d’une telle action alors même que l’Etat bafoue éhontément les droits fondamentaux des exilé.e.s et méprise leur dignité ? Le harcèlement policier et le peu d’aide qu’elles/ils reçoivent de la part de l’Etat conduit à leur invisibilisation, ce qui les empêche d’exister aux yeux de la société.

16h. A mon réveil, je fais face à ce flot d’information qui m’envahit l’esprit, j’ai la tête et le cœur retourné.e.s. Un sentiment de frustration énorme m’envahit. Pourtant révolté contre la politique étatique néolibérale et autoritaire, j’ai accepté le temps d’une nuit de me substituer à l’aide que l’Etat devrait apporter aux exilé.e.s. En effet, les aides d’urgences que fournit l’association ne supplantent pas les opportunités, bien que très réduites, que peut représenter une évacuation. Cependant, je suis profondément écœuré de me soumettre à cette politique étatique en sachant que 65% des exilé.e.s présent.e.s sur le camp avaient déjà vécu une évacuation, que 45% seront jeté.e.s à la rue quelques jour après.

Je suis profondément dégoûté d’imaginer une seule seconde Tagwa, Ali, Mustafa et Amro violenté.e.s puis plongé.e.s dans l’incertitude une fois installé.e.s dans le bus. Je suis abasourdi à l’idée que ces gens qui n’ont pas dormi depuis 48h, avec qui nous avons dansé et que l’on essayait de rassurer tant bien que mal à 4h du matin, ont été poursuivis et harcelés par des policier.e.s en totale roue libre à Porte de la Chapelle.

Nuits et jours et malgré le froid hivernal, les exilé.e.s jeté.e.s ou laissé.e.s à la rue vont désormais subir un harcèlement policier quotidien dans tout le nord de Paris durant de nombreuses semaines - comme en témoignent beaucoup d’images, notamment celles de Rémy Buisine (publiées sur Brut dans la nuit du 18/11 au 19/11).

17h. Je finis de trier les photos que j’ai prises durant cette nuit ; elles me font frémir. En discutant avec des bénévoles par messagerie, je prends conscience que beaucoup sont en état de choc. (...)

17h30. Départ pour participer au rassemblement déclaré - de 16h à 20h - contre la loi de sécurité globale devant l’Assemblée nationale, toujours sous le choc de ma nuit blanche passée à la Porte de Paris. Cette loi est pour un grand nombre d’expert.e.s une entrave monstrueuse à la liberté de la presse et d’expression (concept pourtant farouchement défendu mais surtout instrumentalisé par le gouvernement depuis quelques semaines), et marque en cela un point de non-retour. Le projet, porté par LREM, consiste à généraliser la surveillance de masse, à travers l’extension de l’usage de la reconnaissance faciale chez les agents de terrain et de l’usage de drones. C’est surtout l’article 24 de la proposition de loi qui fait parler de lui, demandant l’interdiction à toute personne de diffuser « le visage ou tout autre élément d’identification » d’un.e policier.e.

Il est ironique que les mêmes qui nous disaient que les violences policières n’existent pas, expliquent qu’il sera désormais interdit de diffuser leur image. (...)

19h30. La nasse se ressert, les individus sont de plus en plus compressés et la tension monte rapidement. J’aperçois Taha Bouhafs, journaliste à Là-bas si j’y suis et chef de file de la campagne menée contre cette loi liberticide, lancer des slogans en suivant la Fanfare invisible. Nombre de ses confrères et consœurs subiront pendant toute la soirée un harcèlement répressif. Ainsi, Rémy Buisine, journaliste chez Brut - qui était déjà présent lors de l’évacuation du camp de Saint Denis, sera matraqué et contrôlé ; Hannah Nelson, photojournaliste, sera violentée, interpellée, mise en garde à vue pendant quinze heures pour dissimulation de visage - elle portait un masque - et pour attroupement après sommation - ne faisant que son travail de reporter. Ces deux journalistes ne sont que des exemples parmi tant d’autres, qui ont été nombreuses.eux à être intimidé.e.s, brimé.e.s, muselé.e.s durant toute cette soirée.

21h. De retour chez moi en banlieue parisienne. Je ne sais que faire des images que j’ai accumulées pendant une journée et demie ; j’ai l’impression de flotter, je me sens totalement déraciné. Ce soir le match de la Ligue des Nations entre la France et la Suède est retransmis à la télévision. La rencontre se joue au Stade de France. Il y a 10h de cela, à quelques centaines de mètre, de l’autre côté du canal Saint Denis, 3000 exilé.e.s et des dizaines de bénévoles se faisaient gazer, violenter, harcelé.e.s par la police. Il y a 1h de cela, les consœurs et confrères journalistes de cette chaîne de télévision se faisaient matraquer, traîner par la capuche, embarquer aux commissariats parce qu’ils faisaient leur travail. Ces parallèles sont difficiles à supporter mentalement. J’ai du mal à regarder la match, tranquille et joyeux car la France gagne, suite au désordre physique et psychologique que nombre de personnes ont vécu à mes côtés depuis le jour dernier. Une rage immense m’envahit, une grande tristesse m’accable, un dépit profond m’assomme.