Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
Reporterre
Valérie Masson-Delmotte : « Les milliardaires veulent préserver des modes de vie ultra-émetteurs »
#urgenceclimatique #ecosystèmes
Article mis en ligne le 7 décembre 2023
dernière modification le 5 décembre 2023

Si des points de bascule du climat sont envisageables, le contrôle du réchauffement climatique reste possible, explique Valérie Masson-Delmotte. À condition d’un engagement politique dans le bon sens.

Valérie Masson-Delmotte — Ce qui me frappe, c’est que les impacts sur les écosystèmes ou sur les sociétés humaines se produisent de manière plus précoce que ce qui était anticipé il y a plusieurs années. S’il y avait un défaut des modèles de climat, ça ne serait pas de surestimer l’accentuation des phénomènes.

On parle de points de bascule. De quoi s’agit-il ?

Nous sommes actuellement autour d’une table, avec des verres dessus : si l’on pousse graduellement l’un d’entre eux, il avancera un petit peu, et au bout d’un moment, il sera au bord de la table. Si on le pousse un tout petit peu, il tombera. De même, le climat est perturbé et dans un certain processus, on passera un seuil.

Avec le Groenland, la calotte continentale de l’Antarctique ou l’océan profond, même sans point de bascule, on est déjà sur des changements irréversibles à long terme. Là où on peut avoir des points de bascule, c’est sur le socle d’accroche de la calotte antarctique, ce qu’on appelle sa ligne d’échouage. Si par l’effet d’un glissement plus rapide, cette ligne d’échouage se déplace, alors inéluctablement, ce déplacement va s’autoentretenir et acter de manière abrupte une perte supplémentaire de glace.

Plus on choque le climat, plus on a une possibilité forte de dépasser ces points de bascule. Cela devrait donner une motivation très forte à contenir le réchauffement. (...)

Le potentiel technique permettrait de diviser par deux les émissions mondiales de gaz à effet de serre, tout en répondant aux besoins de base de chacune et chacun. Mais cela n’est pas mis en œuvre. De très nombreux acteurs économiques ne comprennent pas l’urgence à transformer les pratiques et à sortir des énergies fossiles. (...)

Vous avez dispensé une formation à l’automne 2022 au gouvernement d’Emmanuel Macron. Comment cela s’est-il passé ?

Ce que j’ai noté, c’est le sérieux avec lequel elle a été prise par la Première ministre et par des ministres qui sont en première ligne, qui comprennent bien les enjeux de décarbonation de l’économie. D’autres ministres sont plus éloignés de ces sujets. J’ai fait un préambule, puis j’ai répondu aux questions qui étaient parfois étonnantes. (...)

Vous avez dispensé une formation à l’automne 2022 au gouvernement d’Emmanuel Macron. Comment cela s’est-il passé ?

Ce que j’ai noté, c’est le sérieux avec lequel elle a été prise par la Première ministre et par des ministres qui sont en première ligne, qui comprennent bien les enjeux de décarbonation de l’économie. D’autres ministres sont plus éloignés de ces sujets. J’ai fait un préambule, puis j’ai répondu aux questions qui étaient parfois étonnantes. (...)

J’ai dit que les 10 % les plus aisés de la population mondiale sont responsables de 30 à 40 % des émissions, tandis que la moitié de la population mondiale ne pèse que 15 % des émissions. Il y a eu alors une discussion sur les implications du changement climatique sur les migrations.

Malgré cette formation, le gouvernement continue par exemple à faire une autoroute absurde entre Toulouse et Castres...

Les gouvernements, les responsables régionaux et des collectivités locales ont des valeurs enracinées depuis des décennies, dans un modèle qui n’est plus adapté aux enjeux d’aujourd’hui. La mise en œuvre des objectifs de baisse des émissions de gaz à effet de serre monte en puissance, mais le droit de l’environnement laisse avancer de grands projets en étant faible sur les études d’impact environnemental, avec des hypothèses parfois fantaisistes. (...)

Sur les sujets de fond, on voit bien que nous ne sommes pas en phase. Parmi les trois grands leviers pour baisser les émissions de gaz à effet de serre, celui de l’innovation technologique est celui que les décideurs politiques aiment beaucoup. Mais le levier d’action qui porte sur la maîtrise de la demande, l’efficacité et la sobriété est peu développé. Par ailleurs, on voit apparaître un narratif très préoccupant qui oppose des élites scientifiques ou urbaines aux besoins des territoires ruraux, alors qu’en réalité, ces derniers subiront en première ligne les conséquences d’un climat qui change. (...)

J’ai l’impression que ce qui paralyse les gouvernements, ce n’est pas seulement cela, c’est aussi le poids dominant dans les pays développés des classes moyennes. Et donc la peur de contre-réactions violentes comme on l’a vu avec les Gilets jaunes. (...)

Les politiques publiques sont faites par des acteurs politiques qui font des choix, notamment par la fiscalité, de privilégier tel ou tel groupe social... (...)

Au niveau international, c’est également frappant. Je me suis penchée récemment sur les acteurs qui financent la recherche sur la manipulation délibérée du climat, la géoingénierie solaire. Ce sont des fondations privées de milliardaires américains de la tech, qui rejoignent là les intérêts des milliardaires qui investissent dans les énergies fossiles. C’est une sorte d’alibi qu’ils se donnent pour ne pas agir sur les déterminants des émissions de gaz à effet de serre.

Comment les faire évoluer, et est-ce seulement possible ?

C’est la question de fond. Leur vision des choses, c’est de préserver des modes de vie ultra-émetteurs le plus longtemps possible.

Que faire si cela n’évolue pas ?

Toute la force de frappe du marketing pousse à adopter ce type de style de vie absolument intenable. (...)

Vient d’être élu en Argentine un président néolibéral et climatosceptique. Il y a une forte possibilité que Donald Trump, autre climatosceptique, revienne aux États-Unis. En France, le Rassemblement national pourrait accéder au gouvernement. Comment interpréter ce refus délibéré de la réalité du changement climatique ?

L’intégrer remettrait en cause les valeurs, les privilèges et la vision idéologique que portent ces personnes. (...)

Par ailleurs, ce qui me frappe, c’est l’importance du pouvoir politique. Il joue un rôle clé dans l’évolution de la fiscalité, des modèles énergétiques, agricoles, des échanges commerciaux, des règles du jeu. L’exemple le plus frappant est celui du Brésil, qui avait réussi à freiner la déforestation de l’Amazonie. Bolsonaro a défait cela en quelques années et provoqué une déforestation galopante. Et puis de nouveau, [avec Lula] cette année, reprise de contrôle (...)

Des choses avancent, mais pas assez vite.

Actuellement, dans un contexte de conflits, les dépenses militaires en hausse partout dans le monde vont saper la capacité des gouvernements à engager les transitions et saper la capacité à faire face aux risques climatiques. (...)