En quatre ans, 233 cas "vraisemblables" d’administration de médicaments à des fins criminelles ont été recensés en France. Si ce phénomène passe encore largement sous les radars, il a été mis en lumière par l’affaire Joël Guerriau.
On peut tous subir ce que j’ai subi." Visiblement émue, la députée Sandrine Josso a témoigné pour la première fois, lundi 20 novembre, sur le plateau de "C à vous", depuis la révélation de l’affaire Joël Guerriau. L’élue accuse le sénateur de l’avoir droguée en vue de l’agresser sexuellement ou de la violer lors d’une soirée au domicile parisien de son collègue. Des prélèvements ont révélé la présence d’ecstasy dans son organisme, drogue également retrouvée lors d’une perquisition chez Joël Guerriau. "Je ne viens pas pour parler de moi, a assuré Sandrine Josso, encore bouleversée. Je viens pour parler de ce fléau [la soumission chimique]. On ne peut plus détourner le regard."
Dans une enquête de 2021, l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) définit la soumission chimique comme l’administration, à des fins criminelles ou délictuelles, de substances psychoactives à l’insu de la victime ou sous la menace. (...)
Médiatisée au moment du mouvement #Balancetonbar et après la multiplication de plaintes pour des piqûres en boîte de nuit en 2022, la soumission chimique n’est pour autant pas un phénomène récent. Depuis 2003, l’ANSM réalise une enquête annuelle pour en évaluer l’ampleur. Sur les quatre dernières années, 233 cas "vraisemblables" de soumission chimique ont été recensés sur le territoire, chiffre Leïla Chaouachi, experte nationale auprès de l’ANSM, qui a dirigé cette étude. Près de 60% se sont produits dans le cadre du domicile, dont la majorité dans un contexte privé impliquant, pour la moitié des cas, la sphère intra-familiale.
Comme pour Elisabeth, il s’agit majoritairement de situations de violences sexuelles, "de viols conjugaux, de viols et agressions sexuelles incestueux", ajoute Leïla Chaouachi. Certaines affaires concernent également des enfants "battus chimiquement". Cela prend par exemple la forme d’un "usage répété de la chimie pour ’mater’ les enfants". "Au lieu de leur lire une histoire pour dormir, on leur donne un somnifère", détaille l’experte.
Pour prendre l’ascendant sur leurs victimes, les agresseurs ont recours à différents produits, souvent présents dans les tiroirs des Français. Contrairement aux idées reçues, le GHB, présenté dans les médias comme "la drogue du violeur", est rarement impliqué dans les situations de soumission chimique avérées, insistent les spécialistes contactés par franceinfo. "Les médicaments utilisés sont faciles à se procurer, c’est une véritable arme à portée de main", explique Sophie Tellier, responsable du Centre d’orientation, de recherche et d’assistance légale face aux infractions sexuelles (Coralis) de la Maison des femmes de Saint-Denis.
"La majorité du temps, il s’agit de médicaments disponibles sous ordonnance ou en libre-service, des somnifères, des antihistaminiques, des anxiolytiques..." confirme Caroline Darian. Sa mère, Françoise, a été violée durant plusieurs années par au moins 51 hommes, alors qu’elle dormait sous l’effet de différentes substances administrées par son époux. Deux photos de Caroline, inconsciente et en sous-vêtements, ont également été retrouvées dans l’ordinateur de celui qu’elle appelle dorénavant son "géniteur" (...)
Alors qu’un procès devrait se tenir devant la cour criminelle du Vaucluse en 2024, la jeune femme tente à présent de sensibiliser le grand public au danger de la soumission chimique. Elle a d’abord publié un livre, Et j’ai cessé de t’appeler Papa (éd. JC Lattès), qui retrace son histoire. Puis elle a lancé, en mai, la campagne #Mendorspas, accompagnée d’une pétition. Cette initiative vise notamment à sensibiliser les professionnels de santé aux spécificités de cet usage criminel de substances, alors que la détresse de sa mère est restée sous les radars durant plusieurs années. (...)
Les analyses sont le nerf de la guerre de la lutte contre la soumission chimique : elles permettent d’étayer ce qui, jusqu’à présent, ne relevait que de la suspicion. "Il faudrait que tous ceux qui entendent parler d’étourdissements, de perte de mémoire, d’absences, qu’ils soient de la famille, des amis ou du personnel médical, aient le réflexe de penser à la possibilité d’une soumission chimique", insiste Caty Richard, avocate de Caroline Darian. Dans sa carrière, elle a défendu plusieurs clientes ayant été victimes du même procédé. Elle réclame "qu’en cas de doute" des analyses soient réalisées de manière systématique.
Pour détecter cette soumission chimique, les analyses de sang et d’urine doivent être réalisées dans les premières heures, voire les premiers jours, après la possible ingestion de substance. (...)
L’étape d’après pour la victime consiste à porter plainte. Une démarche particulièrement difficile, notamment dans le cadre des violences intra-familiales, déplore Sophie Tellier. La responsable de l’unité Coralis de la Maison des femmes de Saint-Denis voit régulièrement passer de possibles cas de soumission chimique dans le cadre de viols conjugaux, ou encore d’affaires de proxénétisme sur mineur.
Elle a pris l’habitude de réaliser des prélèvements en cas de suspicion, même si la victime ne souhaite pas déposer plainte dans l’immédiat. (...)
Actuellement, les situations de soumission chimique sont principalement mises au jour "en cas d’accident, c’est-à-dire de surdosage ou de dépression respiratoire, et si on arrive à exclure un problème organique", déplore le toxicologue et pharmacien Pascal Kintz. "La soumission chimique intra-familiale est complètement sous-évaluée", insiste-t-il. (...)