Cet article se loge dans une frustration : la quasi-absence d’analyses et de textes aidant à vraiment penser l’événement de la réélection de Donald Trump aux États-Unis. Constat et tentative d’explications.
Sans doute faut-il commencer par reconnaître que nous sommes à la fois perdants et perdus. Défaits et désorientés. Sonnés sans être complètement surpris. Et qu’un tel moment n’est pas nécessairement le plus propice pour penser ce qui nous arrive.
Il n’empêche que la faiblesse, à la fois en nombre et en intérêt, des réactions et des productions de textes sur l’après-5 novembre 2024, si on la compare à ce qui s’est vu après les attentats du 13-Novembre, le soulèvement des « gilets jaunes » ou le 7-Octobre, a de quoi intriguer. Et ce, même s’il est bien évidemment possible de lire, malgré tout, des analyses intéressantes sur ce que signifie la victoire de ce candidat (...)
Les raisons de cet état de fait sont bien sûr multiples. Si l’élection de Donald Trump est un événement par ses conséquences probables ou possibles – accélération irréversible de la catastrophe climatique, expulsion de dizaines de milliers de migrant·es, triomphe du capitalisme libertarien, agonie de ce qu’il restait de l’État-providence, durcissement autoritaire planétaire –, elle ne constitue pas un surgissement, ni une de ces effractions qui oblige les cerveaux à se mettre en route sous la violence de l’instant.
Ici, le choc nous abat sans nous bousculer tout à fait, allant jusqu’à donner le sentiment que la messe était dite et que tout a déjà été dit sur le personnage et ce qu’il incarne.
Une partie de la sidération actuelle tient sans doute aussi à la période d’interrègne qui s’écoule entre l’élection elle-même et l’investiture proprement dite. Une période propice à une incertitude mêlée de peur, d’autant que le président élu ne cesse de lancer des grenades assourdissantes et des fusées aveuglantes avec, chaque jour, son lot de nominations ou de déclarations aussi aberrantes qu’inquiétantes. (...)
Il est tout à fait imaginable que Donald Trump ait davantage conquis la Pennsylvanie à base de blagues sur l’anatomie pénienne du golfeur Arnold Palmer qu’en proposant un avenir aux populations blanches de ces terres désindustrialisées.
Donald Trump parvient ainsi à faire dérailler les explications « sociologiques, économiques ou communicationnelles », notamment en faisant, selon les termes du philosophe Jean-Yves Heurtebise, du ressentiment « l’ultime passion collective ».
Nous avons sans doute encore du mal à saisir que l’ouragan politique trumpiste puisse ainsi constituer à la fois un signe avant-coureur de catastrophes encore plus intenses et l’aboutissement de décennies de dysfonctionnements et de renoncements ayant hypothéqué l’avenir climatique et écologique de la planète et forgé un monde individualiste, ultra-concurrentiel et ayant renoncé à la démocratisation de l’éducation.
Dans un tel monde, dont il paraît désormais à la limite de l’impossible d’inverser les tendances, l’élection d’un tel personnage constitue moins une rupture qu’un aboutissement logique. Dans un monde où la force prime sur le droit, on élit Trump non pas en dépit du fait qu’il soit un voyou, mais parce qu’il paraît être le plus fort des voyous. Dans un monde aussi inégalitaire et mal protégé, on vote pour des milliardaires, parce qu’on espère ainsi se trouver du bon côté de la roue de la fortune.
Au-delà des aptitudes de Trump à déjouer toute attaque et à se jouer des failles de ses adversaires, les difficultés à aborder le moment présent sont ainsi déterminées par un sentiment profond d’impuissance qui mélange des considérations stratégiques et de moyens d’action, mais aussi des données plus existentielles. (...)
L’échec de Kamala Harris et d’une campagne ayant avant tout cherché à capter les voix fantômes des républicains modérés achève sans doute de délégitimer la stratégie d’un Parti démocrate prisonnier des priorités économiques inégalitaires de ses donateurs.
Toutefois, même si le sénateur indépendant Bernie Sanders était entièrement fondé à déclarer, au lendemain du désastre démocrate, qu’il « ne devrait pas être très surprenant qu’un Parti démocrate qui a abandonné la classe ouvrière se rende compte que la classe ouvrière l’a abandonné », il est peut-être trop confortable d’imaginer qu’une campagne menée par le sénateur du Vermont, ou un équivalent, aurait beaucoup mieux fonctionné (...)
La nébuleuse politique qui domine aujourd’hui les États-Unis relève davantage d’une étrange synthèse libertarienne-réactionnaire en forme de machine de guerre contre les pauvres et les travailleurs, mais aussi contre les minorités de sexe, de genre ou de race. Une machine de guerre inédite qui exige une réponse aussi offensive sur le plan social que sur le côté sociétal.
Il faut se souvenir que le libertarianisme originel d’une Ayn Rand était fondamentalement libéral sur les questions de mœurs, détourné de toute religion, et par ailleurs tout à fait ouvert aux migrations. Tout en prônant l’abolition des impôts, une dérégulation et une désétatisation totale, elle défendait le droit à l’avortement, les relations sexuelles hors mariage et l’athéisme.
Cela n’a pas empêché que le libertarianisme soit aujourd’hui capté par le camp le plus réactionnaire, plus précisément par un catholicisme ultra. L’obsession nataliste et anti-LGBT d’un Elon Musk participe de cette captation du libertarianisme par ses franges réactionnaires (...)
Ce courant antimoderne a donc forgé une alliance inédite avec un radicalisme ultralibéral anti-étatique ou qui, du moins, rejette tout ce qui relève de la main gauche de l’État. S’avérant ainsi surtout antidémocratique et anti-égalitaire, en puisant une partie de son inspiration réactionnaire-révolutionnaire dans le régime clérical autoritaire autrichien des années 1930 ou dans le maurrassisme. (...)
Ce courant était déjà en germe à la Cour suprême, où siègent six juges catholiques conservateurs sur neuf, alors que les catholiques ne représentent qu’environ 20 % de la population aux États-Unis et ont longtemps été identifiés, politiquement, à un catholicisme progressiste lié au Parti démocrate, incarné par Kennedy ou Biden.
Ce courant dispose aussi d’une doctrine, visible à travers les textes de la Heritage Foundation présidée par Kevin Roberts, dont les liens avec l’Opus Dei sont nombreux et anciens. (...)
que pèsent nos gestes écologiques quand la première puissance mondiale promet de forer toujours plus ? Comment continuer de manifester sa solidarité avec le peuple gazaoui quand on sait que l’administration américaine à venir sera encore pire que celle de « Génocide Joe » ? Jusqu’où sera-t-il possible de continuer de tisser des solidarités dans un contexte de détricotage de tout ce qu’il reste de services publics et d’État-providence ?
On peut juger bien sûr que ces espaces du possible seront d’autant plus utiles et intenses dans un contexte de dégradation généralisée. Mais on peut aussi douter qu’il soit longtemps possible de semer des graines fertiles dans un monde de plus en plus pollué et toxique…
La question n’est toutefois pas seulement celle des échelles d’action, mais aussi des moyens mis en œuvre. On voit poindre une tentation de trouver des trolls progressistes, des podcasteuses féministes, de créer une toile d’influenceurs et de geeks en phase avec les valeurs défendues par la gauche pour contrecarrer les réussites du mouvement MAGA (« Make America Great Again »).
On ne peut pas non plus s’empêcher de se demander ce qui se serait passé si Mark Zuckerberg, avec Facebook et sa fortune, avait été aussi offensif dans le soutien à Kamala Harris qu’Elon Musk l’a été vis-à-vis de Donald Trump avec X et ses milliards.
Poser la question revient quasiment à y répondre. D’une part, on ne peut pas attendre de puissants donateurs du Parti démocrate aux États-Unis, ou de millionnaires français qui seraient les symétriques inversés de Bolloré en France, qu’ils soutiennent une politique de rupture avec le système social et économique actuel qui les a enrichis. Après la victoire du candidat républicain, Mark Zuckerberg s’est d’ailleurs empressé d’annoncer, comme Jeff Bezos, le fondateur d’Amazon, sa volonté de donner plusieurs centaines de milliers de dollars pour l’inauguration de Donald Trump... (...)
D’autre part, ce n’est pas en plagiant la rhétorique et les procédés de l’adversaire que l’on peut espérer lui faire pièce, parce qu’il est impossible, depuis le camp de l’émancipation, de tenir des discours aussi simplistes que ceux du masculinisme ou du suprémacisme, de se plier à une logique du chef tout-puissant ou de valoriser la lutte de tous contre tous et de réduire le bien-vivre à l’épaisseur de son compte en banque.
Il serait vain de penser faire de la politique émancipatrice en flattant les bas instincts et les passions tristes, quel que soit leur potentiel électoral dans un monde où les inégalités sont telles que le chacun pour soi est devenu roi, et où le manque d’une éducation de qualité, bradée ou réservée aux plus riches, sert de terreau à la désinformation et au n’importe quoi politique. (...)
Cela n’interdit toutefois pas de réfléchir à ce que pourrait être une transgression de gauche, qui ne soit pas la seule réactivation des utopies du XXe siècle et apparaisse ainsi susceptible de contrecarrer les plans des cinquante nuances de brun qui ont aujourd’hui en commun de promettre un changement radical : que celui-ci soit de l’ordre d’une fuite en avant vers un futur insoutenable ou de la prétention d’un retour réactionnaire à un monde disparu.
Une réflexion qui se heurte néanmoins à la troisième aporie du camp progressiste dans le moment post-Trump, que l’on peut qualifier d’existentielle. (...)
Jonathan Smucker, stratège des mouvements sociaux et de la gauche pro-Bernie Sanders : « Nous critiquons le Parti démocrate pour sa déconnexion, mais il y a un autre problème : un fossé culturel de plus en plus béant. C’est ce que j’appelle l’insularité de l’élite culturelle. Je ne parle pas des 1 % les plus riches, qui sont au cœur des inégalités économiques. Je parle des 10 à 20 % de la population, qui par leur niveau d’éducation, l’endroit où ils habitent, se sont insularisés du reste de la société. »
Le déplacement nécessaire pour résister aux années Trump ne sera donc pas seulement programmatique ou stratégique, encore moins intellectuel, mais nécessairement géographique, adossé à un travail social et éducatif dont les contours paraissent, aujourd’hui plus encore qu’hier, difficiles à dessiner.