Après une année marquée par la montée de l’extrême droite dans les territoires ruraux et périurbains et une crise agricole sans précédent, Samuel Grzybowski, militant et essayiste, invite la gauche à se tourner vers les identités locales.
(...) Pour ce militant engagé en politique de longue date – il fut à l’initiative de la Primaire populaire à gauche en 2022, il est aujourd’hui membre du cabinet du maire de Montreuil, Patrice Bessac –, valoriser les terroirs permettrait à la gauche de renouer avec ses combats historiques. Un tel projet, « solidaire » et « écologique », serait en outre d’une grande portée pour regagner du terrain face à l’extrême droite, après une année marquée par la crise agricole et à l’aube de nouvelles échéances électorales. Entretien.
Mediapart : Dans votre livre, vous soutenez que le terroir est une notion de gauche. Pourtant, de Pétain jusqu’au Rassemblement national (RN), l’extrême droite s’est approprié ce concept en flattant les identités locales. Pourquoi voulez-vous lui disputer ce terme ?
Samuel Grzybowski : Parce que je suis sensible aux affects qu’il suscite chez les gens et que les différentes expériences que j’ai vécues en France avec l’éducation populaire, le militantisme politique, les luttes locales m’ont permis de côtoyer des gens pour qui le terroir était un univers tellement fécond que je trouvais dommage que la gauche ne parle pas à ces personnes-là. Il ne s’agit pas d’aller sur le terrain des autres : le terroir était historiquement dans notre agenda, mais on se l’est fait confisquer par la droite. Il y a tout un univers à réinvestir.
Je me suis d’ailleurs rendu compte en écrivant le livre que ce n’était pas la première fois que l’on se faisait confisquer une invention conceptuelle. La « patrie » en est un autre exemple. À l’origine, c’est une notion complètement cohérente avec le projet politique de la gauche. Or aujourd’hui, les seules personnes qui se disent patriotes sont en fait des fachos.
Pourquoi les terroirs sont-ils historiquement dans l’agenda de la gauche ?
Parce que c’est l’agenda des « damnés de la terre ». La notion de terroir apparaît en France en même temps que celle du droit du sol. C’est l’idée que ce sont le sol, la ressource et le partage de cette ressource qui fondent la communauté – et derrière, la nation puis la citoyenneté.
C’est la verticale inverse de celle de la suggestion qui descendait de Dieu, du roi, pour aller vers les sujets. (...)
Le concept de terroir émerge de cette observation particulière de ce que la terre produit – pas simplement une alimentation, mais aussi des relations, des pratiques, des façons de faire communauté et des façons de faire politique. Progressivement, la notion a été récupérée (...)
Vous réhabilitez en quelque sorte l’idée d’une identité locale. Une notion qui peut être dangereuse, excluante…
C’est un terrain sur lequel la gauche n’est pas à l’aise, car on ne se trouve pas, là, dans un univers sémantique cohérent avec notre histoire. On doit pourtant avoir une pensée de l’identité qui soit de gauche. À partir du livre d’Amin Maalouf, Les Identités meurtrières, j’ai recensé les quatre principaux vices de la relation à l’identité. Le fait d’essentialiser, le fait de considérer qu’elle est de toute éternité, le fait de considérer qu’elle est immuable, et le fait de considérer qu’elle est un prétexte pour la relation, donc enfermante. (...)
Je propose pour ma part une identité vivante, mouvante, ouverte, relative. Quand on entretient une relation à l’identité de cette manière, on fait exister l’altérité. C’est la métaphore de l’arbre : plus l’arbre a des racines profondes – c’est l’identité –, plus ses branches sont ouvertes – c’est l’altérité, la relation. Et inversement, plus les branches s’ouvrent, plus l’arbre doit s’ancrer.
C’est un sujet compliqué pour la gauche, qui ne l’a jamais investi. Mais peut-être que l’intersectionnalité apparue ces dernières années va remettre l’identité au goût du jour. Pas simplement pour dénoncer la façon dont elle est utilisée pour exclure, mais aussi pour lui dessiner un nouveau rôle. (...)
C’est quoi un programme de gauche qui s’adresserait à ces territoires qui se sentent abandonnés ?
Il faut commencer par ce qui est fondamental dans nos vies : l’alimentation et le logement. La première chose visible dans un terroir, c’est qu’il produit une alimentation particulière qui respecte des conditions géomorphologiques. Les gens sont attachés à ça. La gauche pourrait s’en inspirer, même d’un point de vue protocolaire : si la gauche arrivait au pouvoir, le ministre de l’alimentation et de l’agriculture devrait être le premier dans l’ordre des ministres d’État.
La tradition de nos programmes politiques, c’est le régalien et le triptyque « social, écologie, démocratie ». Je trouverais percutant et pertinent de partir de ce qui est le plus fondamental – se nourrir, se loger, se vêtir –, comme le proposait la Convention citoyenne pour le climat. Mettre l’alimentation en premier dans un discours politique, on ne l’a jamais fait. Or la crise agricole témoigne bien d’une nécessité. (...)
il faut bien distinguer deux questions. Au service de qui on travaille ? Et par qui on gagne ? On travaille au service des victimes d’injustice : les femmes, les personnes racisées, les personnes les plus précaires – et peut-être que parmi ces plus précaires on a oublié les personnes qui nous nourrissent. (...)
Tant qu’on se contente d’un leader hégémonique qui répond à tout, on se condamne à avoir des angles morts et à susciter du rejet à certains endroits. C’est pourquoi je défends l’idée d’un shadow cabinet, avec une personne identifiée à gauche pour chaque domaine – agriculture, social, écologie… (...)
Je ne vois pas quel démon jacobin pourrait nous empêcher de construire une équipe. On a tellement renouvelé notre imaginaire des luttes et des mobilisations depuis 2016… Il n’y a qu’à voir Sophie Binet à la tête de la CGT, qui a réconcilié deux pans du syndicalisme, celui des cadres et celui des employés. (...)
Et il faut qu’un candidat ou une candidate soit désigné·e par un processus qui permette de fabriquer non pas un chef suprême avec une ligne hégémonique, mais un leader qui va devenir un chef d’équipe. Cela n’a jamais été fait. (...)
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– (Editions du Faubourg)
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