
Rouage : n.m chacune des pièces d’un mécanisme.
Les travailleuses et les travailleurs sont-ils les rouages d’une société malade et obsolète ? Rouages est une série de témoignages de salariés et d’indépendants de différents secteurs : numérique, aviation, conseil… En trait d’union, une même perte de sens et le rejet du productivisme. Leur horizon : la quête d’un lendemain commun et soutenable.
Episode 4 : Nous sommes Guillaume et Arnaud, deux travailleurs du secteur du numérique. Guillaume a 41 ans et pendant presque 20 ans son job a aidé à capter l’attention d’utilisateurs au travers de jeux vidéo et donc in fine de capter…du temps machine. Arnaud, a 31 ans et a passé 8 ans à optimiser des services numériques pour inciter les entreprises à en consommer toujours plus.
Nous allons vous expliquer comment, mais surtout, pourquoi nous ne souhaitons plus le faire. En tout cas, plus comme avant !
Les impacts environnementaux
Travailler dans le numérique, comme dans tout domaine de l’économie, c’est être dépendant de flux de matière et d’énergie. Il est grand temps de l’intégrer : le numérique est tout sauf virtuel ! Quand on travaille dans les “services” ou le “divertissement” numérique, les impacts environnementaux sont en dehors de notre perception directe. Comme la vérité dans X-files, les impacts sont ailleurs.
Ce ne sont pas les quelques PCs du bureau dont certains restent allumés le weekend, la box internet qui reste ON 24/24 ou encore le portable de Michel à la compta qui plombent la planète.
Non !
Ce sont les milliards d’objets connectés, les réseaux pour faire transiter de l’information, les data centers pour stocker et calculer, etc. permettant à nos activités d’exister. Ainsi, à l’heure du bilan, carbone et matière, ce sont principalement la fabrication, et l’utilisation de ces objets par nos clients, pour accéder à nos services et divertissement qui font l’essentiel des impacts environnementaux d’une activité dans le numérique.
Alors cette activité, la captation de temps machine ? (...)
que ce soit chez Take Two, Blizzard, Activision, Warner ou encore le français Ubisoft, l’objectif principal demeure de proposer du contenu qui ‘tend vers l’infini’ sur les machines les plus haut de gamme donc les plus puissantes. Les produits qui incarnent le plus ce modèle sont les MMO et les AAA à monde ouvert. En travaillant chez l’un de ces mastodontes, il devient vite clair que la quête productiviste gouverne toute décision (...)
Et toute optimisation de création de contenu sera utilisée pour produire plus par effet rebond. Les innovations autre que techniques sont rares. (...)
Dans tous les cas, les jeux se jouent sur des machines, il a fallu les construire. Par exemple, c’est presque 1t de matière qui est nécessaire pour fabriquer chaque ordinateur portable. Cette matière essentiellement constituée de métaux nécessite des complexes miniers gigantesques aux impacts sur la biodiversité importants. Que ce soit lors de la fabrication ou de l’utilisation, l’énergie mobilisée émet également des gaz à effet de serre. Finalement, il faudra détruire ; recycler idéalement. A peine 17% du matériel est recyclé de nos jours.
Ces machines consomment de l’électricité. (...)
A l’échelle mondiale, les émissions de GES du numérique sont de l’ordre de 2 à 4% du total des émissions. C’est autant que la flotte de camions mondiale. (...)
Mais surtout, ces émissions sont en croissance d’environ 6% par an. Pour tenir nos engagements climatiques, ces émissions devraient normalement baisser de 5%/an. Le delta est énorme. Dans ces conditions le métavers, l’IA, l’obsolescence et tout autre catalyseur sont de l’huile jetée sur le feu ! Rappelons qu’une requête ChatGPT émet autant de GES qu’une charge de téléphone portable. (...)
Et tout celà, en tant que travailleurs du numérique, on ne le savait pas avant. On développait nos logiciels, nos jeux dans un monde de bisounours technologiques. Aujourd’hui on tente d’éviter de trop en parler dans les entreprises. Il y a un business model à garder ! Demain, pour celles et ceux qui n’ont pas bifurqué, l’écoconception et la sobriété numérique seront la norme.
A ces impacts miniers et climatiques s’ajoutent des pollutions des sols, de l’eau le tout exacerbant la destruction de la biodiversité en cours.
La santé mentale
« Vous travaillez dans les jeux vidéo ?! Donc c’est à cause de vous que mes gamins sont collés sur Fortnite ! »
Invective amicale d’une inconnue, à table, lors d’un anniversaire de famille, du côté de la femme de Guillaume.
Comme nous l’avons vu, travailler dans l’industrie des jeux vidéo, c’est in-fine, tenter de capter le plus de temps machine possible : qu’un nombre le plus élevé de joueurs passent le plus longtemps possible à jouer. (...)
Le but est donc de donner « très » envie de jouer. Encore et encore. Mais ce « très » peut prendre une dimension préoccupante lorsqu’il devient addiction. (...)
On passe déjà en moyenne 1/3 de notre temps éveillé face à des écrans, il ne semble pas raisonnable de continuer à attirer les utilisateurs à consommer toujours plus de numérique. (...)
Les impacts démocratiques
On entend souvent ces réflexions « je m’en fiche qu’ils revendent mes données, j’ai rien à cacher » ou « je suis personne moi, qui veux-tu que mes données intéressent ». Spoiler alerte, évidemment que vous avez des choses à cacher et vos données sont très lucratives, elles intéressent donc des acteurs économiques majeurs.
Tout d’abord, l’idée selon laquelle nos données se mélangent à celles des milliards d’autres internautes et que personne n’aurait les moyens d’en faire le tri. C’était peut-être vrai il y a 10 ans, et encore, mais ce n’est plus du tout le cas à présent. Les données ont d’autant plus de valeurs qu’elles sont contextualisées et donc précises. (...)
Les impacts démocratiques
On entend souvent ces réflexions « je m’en fiche qu’ils revendent mes données, j’ai rien à cacher » ou « je suis personne moi, qui veux-tu que mes données intéressent ». Spoiler alerte, évidemment que vous avez des choses à cacher et vos données sont très lucratives, elles intéressent donc des acteurs économiques majeurs.
Tout d’abord, l’idée selon laquelle nos données se mélangent à celles des milliards d’autres internautes et que personne n’aurait les moyens d’en faire le tri. C’était peut-être vrai il y a 10 ans, et encore, mais ce n’est plus du tout le cas à présent. Les données ont d’autant plus de valeurs qu’elles sont contextualisées et donc précises. (...)
Enfin, il n’y a pas que les acteurs privés qui collectent et traitent vos données, des institutions publiques aussi. Rappelez-vous les révélations d’Edward Snowden aux USA. (...)
On remarque également la tendance actuelle du gouvernement à qualifier d’écoterroriste des militants écologiques afin de pouvoir les criminaliser et les mettre sur écoute. A ce titre, le numérique est un merveilleux atout pour la surveillance de masse. La Chine a d’ailleurs une bonne avance dans ce domaine en espérant que nos gouvernement n’auront pas la bonne idée de les rejoindre. (...)
Enfin, qu’en sera-t-il si le gouvernement change et qu’un (encore) moins démocratique arrive au pouvoir ? Il sera probablement trop tard pour se poser la question de la préservation de sa vie privée à ce moment-là.
Les impacts sociaux
Ces dernières années, les nouvelles entreprises numériques ont été glorifiées à outrance, jusqu’au président voulant faire de la France une « Start-up Nation » et “Uberiser la société ». C’est-à-dire appliquer les méthodes des entreprises du numérique à l’ensemble de la société. Sauf que les méthodes de ces nouvelles entreprises, principalement américaines, sont basées sur la casse de la protection sociale, la précarisation des travailleurs, la concurrence déloyale, le lobbying et l’évasion fiscale. Et pour toutes ces dérives Uber est un merveilleux exemple. (...)
Ces acteurs ont poussé tellement loin la logique du capitalisme que certains estiment qu’ils en sont sortis et parlent maintenant de techno-féodalisme.
Et puis il y a la position des cadres dans ces start-up, souvent enfermés dans des prisons dorées comme le développe Olivier Lefebvre dans Lettre aux ingénieurs qui doutent. (...)
A cela s’ajoute les burn-out à la chaîne des managers les plus humains, remplacés par des personnes ne connaissant pas le métier et experts en micro-management ; le gel des salaires ou faible augmentation et diminution des primes sauf pour le PDG qui voit systématiquement la non-atteinte de ses objectifs compensée par une prime exceptionnelle. (...)
L’État aussi numérise de plus en plus ses services publics et en profite pour fermer ou abandonner des services de proximité alors qu’encore 17% de la population française fait face à l’illectronisme, c’est à dire qu’ils ne savent pas utiliser ou n’ont pas accès aux outils numériques. Dans ce contexte, numériser un service public revient aussi à en couper l’accès à plus d’une personne sur 6 (...)
La société capitaliste nous a longtemps fait croire que tout problème avait une solution, et plus précisément une solution technique. C’est encore plus le cas dans le numérique, où l’effort nécessaire pour résoudre des problèmes semble beaucoup plus faible que dans d’autres domaines, il suffit presque toujours que quelques machines ou quelques lignes de code.
Mais comme nous l’avons vu, chaque problème résolu par le numérique en génère de nombreux autres.
Il est peut-être temps d’arrêter de vouloir tout simplifier, tout marchandiser et tout contrôler. (...)
Le numérique n’est pas la réponse à tous les problèmes, il faut apprendre à l’utiliser avec parcimonie et le conserver pour les usages qui sont vraiment utiles.
Utilisons le pour recréer du lien, de nouveaux récits, du commun et coopérer.
Pour créer du lien, le numérique est un merveilleux vecteur, à condition que les échanges privés le soient vraiment, que les réseaux sociaux permettent de relier les gens plutôt que de les enfermer dans des bulles et les inciter à sur-consommer.
De par son aspect culturel, le divertissement numérique peut promouvoir de nouveaux récits, loin de la prédation omniprésente dans la plupart des succès commerciaux actuels.
Beaucoup d’initiatives numériques permettent de construire des communs, comme Wikipedia, OpenStreetMap ou les logiciels libres (Linux, Mozilla Firefox, VLC …). De plus en plus d’entreprises choisissent de coopérer en adoptant le modèle de SCOP, elles constituent une merveilleuse alternative aux entreprises capitalistes classiques qui ont pour seul objectif la recherche du profit.
Le numérique, danger pour la transition écologique, la santé mentale et les libertés dans sa forme actuelle peut évoluer et devenir un allié sobre, démocratique et juste.