
Une enquête signée des universitaires Maxime Cervulle et Sarah Lécossais documente la manière dont les industries du cinéma, du théâtre et de l’audiovisuel continuent d’écarter les comédiennes et comédiens racisés, tout au long de leur parcours professionnel.
Dans La Mort de Danton, tourné en 2011, Alice Diop filmait Steve Tientcheu, un homme noir de 25 ans, habitant à Aulnay-sous-Bois, en Seine-Saint-Denis, et étudiant au cours Simon, en plein cœur de Paris. Il décrivait face caméra son incapacité à trouver sa place dans cette école de théâtre – « Je me sens seul, dans mon coin, limite le chat de gouttière de la classe » –, sa frustration de ne pas être autorisé à incarner des rôles de répertoire, ou encore sa colère quand un professeur envisageait un blackface (ou barbouillage) pour une distribution. « On est encore chez Christophe Colomb qui a “découvert” l’Amérique », balayait-il.
Presque quinze ans plus tard, où en est-on ? « Les comédien·nes que nous avons interrogé·es nous ont raconté des choses très similaires à ce qu’il se dit dans le film d’Alice Diop », constate Maxime Cervulle, joint par Mediapart. Ce sociologue de Paris VIII-Vincennes vient de publier, avec sa collègue Sarah Lécossais (université Sorbonne-Paris Nord), une étude intitulée La Couleur des rôles, qui documente une « division raciale du travail actorial », tout à la fois au théâtre, au cinéma et dans l’audiovisuel (des téléfilms de France Télévisions à Netflix). (...)
Leur enquête ne porte pas sur l’analyse des représentations véhiculées par les œuvres où apparaissent des comédien·nes racisé·es. Elle se penche plutôt, de manière inédite à cette échelle, sur l’expérience vécue par les intéressé·es, à travers une batterie d’entretiens (avec 51 comédien·nes racisé·es, mais aussi 24 responsables de casting et 25 metteurs et metteuses en scène). De cette approche par le ressenti, depuis les « cuisines » de cette industrie, il ressort une réalité incontournable : « Du temps de la formation aux phases de recrutement, des plateaux de tournage aux coulisses de théâtres, leur carrière se trouve sous l’emprise de catégories ethnoraciales dont il est difficile et rare de pouvoir se défaire. » (...)
Les universitaires rappellent d’abord la spécificité du secteur du cinéma en France, où le recours à des « catégories ethnoraciales » est non seulement autorisé par les textes, grâce à une dérogation prévue dans une loi sur l’archivage des données sensibles de 1978, et s’avère encore très fréquent – « banalisé, voire industriel », lors des castings.
Malgré des termes flous et problématiques, au sujet desquels les responsables des castings interrogé·es dans le livre peinent à se justifier précisément, il est toujours question, en particulier pour la recherche de rôles secondaires, de profils « caucasiens » (terme employé comme synonyme de blanc), ou « japonais », ou encore « d’origine africaine ». Une approche qui « rend particulièrement complexe l’identification de discriminations dans le mode de recrutement des comédien·nes ».
« C’est un racisme moins implicite, moins latent, dans le cinéma et l’audiovisuel, que dans d’autres secteurs, résume Maxime Cervulle auprès de Mediapart. Mais le fait pour ces professionnel·les de travailler au quotidien avec des catégories ethnoraciales semble les autoriser à tous les excès. Et comme on s’attendrait à mieux, c’est d’une violence insondable pour celles et ceux qui y sont exposé·es. »
Une double « ségrégation »
Au-delà du casting, Cervulle et Lécossais décrivent l’entre-soi des écoles, le poids du réseau pour décrocher un rôle au théâtre ou encore la difficulté pour une personne racisée d’avoir accès à des rôles de premier plan du répertoire classique au théâtre. (...)
La « division raciale du travail actorial » à l’œuvre au cinéma repose sur une « ségrégation verticale » – les personnes racisées sont plus souvent abonnées à des rôles subalternes, sans grande importance dans le récit – mais aussi sur une « ségrégation horizontale », dans laquelle les comédien·nes perçu·es comme non blanc·hes sont plus souvent assigné·es à des récits de type dramatique (plutôt, par exemple, qu’à des comédies romantiques ou à des films de science-fiction). (...)
« Des quotas plus ou moins implicites »
Le livre apporte surtout de nouveaux éclairages sur la manière dont des dispositifs de soutien à la diversité, a priori bienveillants, qui semblaient « ouvrir le champ des possibles », ont produit des effets pervers. C’est le cas, par exemple, de ce que les universitaires nomment la « compensation narrative » : une manière d’assigner plus fréquemment des personnes racisé·es à des « rôles à connotation positive » et sans grand relief, en particulier dans un grand nombre de séries télé.
« Tout se passe comme si la présence quantitativement réduite d’un groupe social à l’écran se trouvait compensée par l’attribution d’un rôle à charge positive », écrivent Cervulle et Lécossais. Par crainte, côté production, d’une polémique les taxant de racisme. Une directrice de casting résume : « Sur certaines séries, pour certaines chaînes, c’est important qu’il n’y ait pas de stigmatisation. Mais on ne va pas se mentir, hein ? C’est pour ne pas leur faire de mauvaise pub. C’est pas vraiment à visée humaniste. » (...)
« Nous avons d’un côté un refus des quotas dans les politiques publiques, qui seraient pourtant pensés dans une perspective de cohésion sociale, de lutte contre les discriminations sociales, et ce refus est motivé au nom de la liberté de création, résume Maxime Cervulle, auprès de Mediapart. Et de l’autre, des entreprises qui, elles, mobilisent des quotas implicites, pour des raisons notamment commerciales… » Débat qui n’est pas sans rappeler celui des quotas à mobiliser face au sexisme dans l’industrie du cinéma.
Cette étude est l’adaptation d’un rapport publié l’an dernier, à la demande du ministère de la culture. La haute fonctionnaire qui l’avait commandée, Agnès Saal, chargée de l’égalité et de la diversité, avait été écartée, de manière controversée, quelques jours après la présentation du document (...)
Maxime Cervulle et Sarah Lécossais, La Couleur des rôles. Enquête sur la division raciale du travail actorial, Le Bord de l’eau, 2025, 192 pages, 18 euros. Le premier est professeur en sciences de l’information et de la communication à Paris VIII-Vincennes, la seconde maîtresse de conférences dans la même discipline à l’université Sorbonne-Paris Nord