
(...) « Aujourd’hui je suis seule à écrire, mais non seule à le penser », présageait à la fin de sa courte pétition contre la loi Duplomb Éléonore Paterry, étudiante inconnue du grand public. Déposée le 10 juillet sur le site de l’Assemblée nationale, l’interpellation de cette jeune femme de 23 ans, qui résume cette loi comme « une aberration scientifique, éthique, environnementale et sanitaire », a rassemblé ce 21 juillet près de 1,5 million de signatures (à 19 heures).
Ce succès fulgurant met en lumière combien la loi Duplomb concentre des préoccupations environnementales et sanitaires qui débordent les traditionnelles sphères écologistes, paysannes ou associatives.
Isabelle Couturier est une des incarnations de cette mobilisation populaire. Pour cette quinquagénaire, le succès de la pétition constitue « une lueur d’espoir », même si le gouvernement est déjà en train de « tout verrouiller » pour que la loi ne soit pas abrogée. Cette documentaliste dans un lycée agricole de la Sarthe a été « percutée » par la loi Duplomb alors que sa vie basculait. En mars 2025, les médecins ont diagnostiqué un lymphome sévère à son mari, alors âgé de 51 ans. Rapidement, face aux questions des oncologues, ils ont fait le rapprochement avec son métier.
(...) Victoire politique de la société civile
Défendue par la FNSEA et les Jeunes Agriculteurs venus manifester devant le palais Bourbon, la loi Duplomb contient de nombreux reculs environnementaux comme la réintroduction d’un néonicotinoïde (un insecticide tueur d’abeilles), le renforcement du pouvoir des préfets et préfètes sur la police de l’environnement ou la facilitation de la construction de fermes-usines et de mégabassines.
Adoptée le 8 juillet mais pas encore promulguée, la loi a fait l’objet d’un parcours législatif pour le moins expéditif, avec une motion de rejet préalable déposée par son propre rapporteur Julien Dive (Les Républicains, LR), au motif de l’« obstruction » du texte par plusieurs milliers d’amendements portés par la gauche.
Mais pour la députée de La France insoumise (LFI) Claire Lejeune, ancienne militante du mouvement climat, le succès populaire de cette pétition signe une « victoire politique » de la société civile, et en particulier des associations de malades du cancer, comme le collectif Cancer colère.
« L’objectif de ceux qui portaient la loi Duplomb était de l’enfermer dans un débat technique sur la condition des agriculteurs, explique-t-elle à Mediapart. Un tournant s’est produit quand les collectifs de malades du cancer ont permis de faire comprendre que voter pour la loi Duplomb, c’était créer les conditions d’une épidémie de cancers encore pire que celle d’aujourd’hui. »
« Je pense qu’il n’y a pas une famille épargnée par le cancer et les maladies que produit l’agriculture chimique aujourd’hui. Comment des députés peuvent voter une telle loi, alors qu’on a toutes les données sous les yeux ? », ajoute-t-elle, encore marquée par la teneur « irrationnelle » des arguments pendant le vote solennel. (...)
Tous ces collectifs citoyens se sont mobilisés très tôt contre la loi Duplomb. Indépendamment des étiquettes partisanes, ils ont alerté en s’appuyant sur leurs connaissances développées localement depuis des années, mais aussi sur les avis de scientifiques qui eux-mêmes alertent au niveau national, notamment à travers des tribunes. (...)
Dès qu’il a vu le risque que la loi Duplomb passe sans plus de débat à l’Assemblée nationale, cet habitant de La Rochelle (Charente-Maritime), devenu collaborateur parlementaire du député écologiste Benoît Biteau, a rassemblé toutes les associations, dont celle de Fleur Breteau, devenue un des visages de la lutte, pour « monter au créneau ». Conférence de presse à l’Assemblée nationale, présence en tribune au moment du vote solennel de la loi, réponses anti-scientifiques de la ministre, vagues promesses de « crédits pour le cancer pédiatrique »… Le spectacle du néant politique a largement contribué à une montée en puissance de la colère, selon lui.
L’une des raisons de la cristallisation de l’attention publique autour de cette pétition est donc de l’ordre d’une rébellion citoyenne. Le gouvernement a fait en sorte que cette proposition de loi soit renvoyée directement en commission mixte paritaire (CMP), sans que les député·es puissent en débattre. « Les gens ont l’impression qu’on décide de la santé pour eux : c’est insupportable pour les malades du cancer, comme pour les parents d’enfants malades. Est-ce logique de réintroduire en 2025 un produit jugé dangereux en 2018, pour des raisons économiques ? », interroge Franck Rinchet-Girollet, encore pris aux tripes. (...)
Conjurer le sentiment d’impuissance politique
Relayée d’abord par les associations, puis par des influenceurs et influenceuses, des médias indépendants spécialisés dans l’écologie et des célébrités, la pétition est devenue le point de confluence de toutes les oppositions à la loi. Le 14 juillet, Célia Poncelin, réalisatrice du film (In)action, poste la pétition (alors à 5 000 signatures) sur LinkedIn.
Le message est vu 200 000 fois en vingt-quatre heures et la pétition monte à 20 000 signatures. Puis Thomas Wagner, fondateur du média Bon Pote, la partage le 16 juillet, et le compteur explose. « Le 17 juillet en fin de journée, la pétition dénombrait 100 000 signataires et en comptait le double le lendemain », précise-t-il à Mediapart. (...)
L’une des raisons de ce raz-de-marée tient aussi, selon Kim Vo Dinh, coprésident de Combat Monsanto, à un effet d’accumulation. « On sentait un très fort rejet des pesticides dans l’opinion publique, mais ça ne se traduisait pas encore dans une mobilisation citoyenne pour sortir de ce système. La loi Duplomb est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase », témoigne-t-il. En 2020 par exemple, un agriculteur charentais, Paul François, avait réussi à faire condamner Monsanto définitivement – après quinze ans de bataille judiciaire. Mais il manquait une mobilisation citoyenne visible. (...)
« Cette pétition rencontre un retour de bâton écologique très fort et un sentiment d’impuissance politique, juge l’activiste Camille Étienne, mobilisée également pour la signature de cette pétition. À cela s’ajoute que depuis des mois, la question du lien entre santé et environnement a émergé avec la problématiques des polluants éternels PFAS et la politisation de maladies comme les cancers. » Pour cette dernière comme pour Thomas Wagner, la santé environnementale est un sujet transversal qui rassemble et permet de parler d’écologie à toutes les classes sociales.
« Cette pétition peut donner une forte visibilité au sujet, et elle donne de l’espoir », estime Paul François. C’est cet espoir que ressent Yves Guillerault, ancien paysan éleveur bio dans les Hautes-Pyrénées, qui s’est engagé en signant la pétition, mais aussi dans le collectif local des Soulèvements de la terre. (...)
Certes, malgré le nombre important de signatures recueillies, la pétition ne peut déclencher qu’un débat dans l’hémicycle, mais pas un vote et encore moins un vote d’abrogation. L’enjeu des opposant·es à la loi Duplomb est donc de trouver de nouveaux outils dans les prochains mois. « Je suis convaincu que ça peut être un déclic, comme il y en a eu un pour le climat quand, en 2018, Nicolas Hulot avait démissionné », juge Kim Vo Dinh.
« Nos interpellations ont fait réagir Gabriel Attal et la ministre de l’écologie Agnès Pannier-Runacher. On sent une fébrilité de la part du bloc central, donc notre objectif est de maintenir suffisamment de pression pour complexifier le débat et obtenir une loi d’abrogation : on veut enfin sortir de la dichotomie absurde “écologistes versus agriculteurs” », souffle à Mediapart Camille Étienne.
Et si un référendum d’initiative partagée (RIP) était lancé sur le sujet ? À condition de remplir certains critères, cela ouvrirait un débouché politique à la mobilisation. En attendant, pour Claire Lejeune, la loi Duplomb a marqué au fer rouge une grande partie de la société. (...)
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