Le philosophe refuse de se laisser sombrer dans le désespoir face à la montée des extrêmes droites et appelle à partir dans une expérimentation sociale exubérante et collective. Parce qu’on a tout essayé, à part cela.
Philosophe et auteur de livres majeurs sur les expériences queer, trans et subalternes (Dysphoria Mundi en 2022, Je suis un monstre qui vous parle en 2020, Testo Junkie en 2008…), Paul B. Preciado est l’un des penseurs les plus agiles et curieux de notre époque : tout l’intéresse, du « happening à la tronçonneuse » de Javier Milei en Argentine aux délires d’Elon Musk sur la colonisation de la planète Mars. Il refuse de se laisser sombrer dans le désespoir face à la montée des extrêmes droites et appelle à partir dans une expérimentation sociale exubérante et collective. (...)
Paul B. Preciado : Les mouvements féministes, homosexuels et antiracistes en Europe et aux États-Unis, à partir des années 1970 mais surtout dans les années 1980-1990, ont modélisé leurs stratégies d’émancipation sur des politiques d’identité. C’était presque inévitable : les mouvements subalternes se sont organisés en suivant les segmentations identitaires de la modernité coloniale. Cela a donné des luttes pour « intégrer », c’est-à-dire normaliser – discipliner, en réalité – un ensemble de minorités dans une société majoritaire apparemment démocrate, mais encore patriarcale et raciste.
Historiquement, le langage identitaire est celui du fascisme. L’extrême droite réclame aujourd’hui une « révolution paléo-conservatrice », pour le dire avec Joe Lowndes [chercheur en sciences politiques – ndlr], mais nourrit paradoxalement des stratégies qui, à la base, ont été développées par les politiques émancipatrices.
Elles ont même récupéré les politiques performatives des mouvements minoritaires subalternes, y compris queers, comme on a pu voir lors du coup d’État raté au Capitole le 6 janvier 2022, avec le militant Jake Angeli et sa coiffe en peau de coyote et cornes ; ou dans les « happenings à la tronçonneuse » de Milei et Musk, qui font penser à une espèce de drag ultranationaliste et ultramachiste. Mais derrière cette nouvelle théâtralisation du nationalisme suprémaciste blanc, il y a aussi des nouvelles stratégies nécropolitiques, des politiques extrêmes de la mort. (...)
Qu’appelez-vous nécropolitique ?
C’est l’usage que fait le pouvoir souverain, et aujourd’hui techno-corporatique, de la mort comme technique de gouvernement. Achille Mbembe montre que ce gouvernement par la violence et par la mort se perpétue avec la domination coloniale. Les queers et les transféministes expliquent que le patriarcat est une forme de nécropolitique naturalisée, par la violence infligée aux corps des femmes et des enfants, mais aussi par la domination des corps sexuels et de genres subalternes.
On a pu avoir l’impression que la démocratisation à l’ère moderne avait évacué cette politique de mort. Mais voyez ce qui se passe aux États-Unis avec Trump : la rapidité avec laquelle se met en place une forme de nécropolitique extrême, qui avant était uniquement utilisée dans le contexte colonial ou aux frontières des États, révèle à quel point l’architecture cognitive des institutions (la représentation qu’elles se font de leur rôle) était patriarcale et coloniale. Et donc systématiquement violente. (...)
Je pense qu’on ne peut plus continuer à imaginer les stratégies d’émancipation et de résistance en termes d’identité : noire, lesbienne, féministe, homosexuel… C’est au niveau du corps politique que ça se passe, pas au niveau de l’« identité » ni au niveau de l’« individu ». D’une part, l’identité produit la naturalisation et donc l’exclusion. Comme dans le versant transphobe du féminisme conservateur, qui pense pouvoir utiliser une identité « femme », définie en termes « biologiques », pour exclure les femmes trans. (...)
je suis très optimiste malgré tout. Parce que nous, les subalternisés, sommes du côté des vivants et de la réalité. La vie est faite de la prolifération constante des différences, pas d’identités. Ce sont des mutations et des transitions dans tous les sens. Pour fixer une identité nationale, il faut déployer un effort extraordinaire, terrible. Bonne chance… (...)
Que faudrait-il faire selon-vous ?
90 % des propositions d’Elon Musk sont totalement délirantes, dystopiques, absurdes. Partir sur Mars, c’est la solution ? Il est beaucoup plus raisonnable, en fait, d’ouvrir les frontières ou d’abolir la prison et la fixation du genre que de partir sur Mars. Si la dystopie radicale est possible, comme on le voit avec Trump, Elon Musk et cet alliage entre l’épistémologie politique archaïque et les nouvelles technologies cybernétiques, alors il n’y a qu’une utopie des corps vivants qui pourra nous sortir de là où nous sommes.
L’utopie est plus nécessaire que jamais, parce qu’elle est totalement possible. L’utopie dans le sens d’une radicalité dans les projets de transformation planétaire. Parce que tout le reste, on l’a déjà expérimenté. On a expérimenté la violence extrême. On a expérimenté les massacres aux frontières. On a tout expérimenté au niveau de la famille : le pouvoir total du Pater Familias. L’extraction de tout pouvoir et de toute production sur les corps naturalisés « femmes », « enfants », « binarisés », « racisés », « animalisés », etc. Essayons le contraire, non ? On va voir ce que ça donne.
Avec #MeToo, on est allé dans la direction de la criminalisation et de la surveillance de la sexualité, et donc de donner plus de pouvoir à l’État. On n’a pas essayé l’autre voie, celle de la subjectivation radicale des cultures subalternes. On ne s’est jamais dit : on va vider l’Assemblée nationale, et on va mettre tous les enfants qui ont été les objets d’agressions sexuelles, et on leur laisse un mois, deux mois, un an pour écrire une charte des nouvelles pratiques relationnelles et sociales. Pourquoi pas ?
Les critiques institutionnelles à partir des années 1970 n’ont pas été suffisamment radicales dans leur travail de défascisation et de décolonisation de ces structures. Il y a des zombies à l’intérieur de nos institutions. Pour s’en libérer, partons dans une expérimentation sociale exubérante et collective.