Dans un monde découpé en centres de profits par le capitalisme mondialisé, est-il encore possible de faire sécession ? C’est le pari de la philosophe Jeanne Etelain, qui défend l’idée de créer des zones d’émancipation pour faire coexister des mondes différents, et parfois conflictuels.
Docteure en philosophie, Jeanne Etelain a publié en 2025 un livre d’une grande originalité : Zones. Terre, sexes et science-fiction (Flammarion). Elle y développe une pensée qui s’inspire autant des expériences politiques autonomes, à l’image des ZAD, que des œuvres d’art, et qui circule entre le féminisme et l’écologie.
Elle propose une vision politique revigorante de la géographie, qui dépoussière la notion galvaudée de « territoire » pour défendre celle de « zone », mouvante et rebelle à certaines conditions. (...)
Jeanne Etelain : La particularité du concept de zone, par rapport à d’autres concepts spatiaux, est qu’il a trait à la transformation. Par exemple, la notion de « territoire », lui, connote l’identité, la stabilité. Mais le sens de cette transformation de et par l’espace diffère selon où l’on se positionne. Si je suis Peter Thiel [milliardaire états-unien libertarien – ndlr] ou Donald Trump, la création de zones répond à un projet social radicalement opposé à celui, par exemple, des zadistes qui s’appuient sur la zone pour mettre en place des politiques d’émancipation sociales et écologiques.
Pourquoi la zone est-elle un concept de transformation ?
Parce que la zone, c’est une certaine manière de découper et d’organiser l’espace en isolant une portion afin de la mettre sous un régime d’exceptionnalité, et donc de dérogation aux normes et aux règles. Ça peut être des exemptions fiscales, dans le cas des zones spéciales économiques. Mais ça peut être aussi soustraire cet espace aux logiques du marché ou de l’État, comme dans le cas des ZAD. (...)
Dans les deux cas, on prend un bout d’espace, on le soustrait à la logique générale, aux règles dominantes, pour ensuite en faire un laboratoire d’expérimentation de nouvelles normes sociales, économiques, politiques, juridiques, écologiques.
En créant une exception, on table sur le fait qu’on va pouvoir transformer le reste de l’espace comme dans l’adage « l’exception devient la règle ». La partie vise à transformer le tout. Au lieu que ce soit le tout, par exemple l’organisation sociale, qui détermine la fonction de chaque espace particulier, là, c’est un espace qui se soustrait à la logique du tout pour le transformer par ce qui lui échappe. (...)
Tout dépend de comment la zone est pensée et pratiquée. Dans les expériences comme celle du Chiapas au Mexique ou du Rojava en Syrie, il y a l’idée que faire monde, c’est toujours faire plusieurs mondes. Et donc la zone échappe à toute forme de totalisation. Car s’il y a de la zone, c’est qu’il y a autre chose – le territoire, la région, l’espace – dont elle est soustraite.
Et puis il y a toujours plusieurs zones. La zone se conjugue au pluriel. C’est un monde forcément hétérogène. On crée des mondes différents. Ils peuvent être compatibles, divergents, conflictuels, s’annihiler. Mais dans tous les cas, les zones sont un moyen de faire coexister les mondes, dans une démultiplication, plutôt que division, de l’espace.
Est-ce un renoncement à tout modifier dans son ensemble ?
C’est ce que j’appelle une totalité partielle. Mais cela va avec une sorte de mélancolie vis-à-vis des anciennes totalités : vouloir transformer par les zones implique de renoncer à un projet politique qui serait commun pour l’humanité. Les politiques des zones sont en tension avec une tradition hegelo-marxiste d’une philosophie dialectique de l’histoire. Dans la zone, il y a de la friction permanente. Elle ne cherche pas à unifier, ni à harmoniser. Mais en même temps, elle permet de faire place à l’événement, à l’imprévisible, et au changement. (...)