
Dans les manifestations qui ont rassemblé entre 130 000 et 200 000 agents publics le 5 décembre, la censure du gouvernement Barnier ne rassure pas. Usés par le manque de moyens autant que par le « mépris » qu’ils ressentent, les fonctionnaires craignent une dégradation accrue de leurs conditions de travail.
Lorsqu’elle tente de décrire l’état des services publics dans notre pays, Nathalie emploie une drôle de formule imagée. « Le pull est en train de se détricoter très, très vite », lance cette assistante sociale de l’Éducation nationale dans les Hauts-de-Seine. Les mailles qui tenaient ensemble les fonctionnaires et les citoyen·nes lâchent les unes après les autres. Aux côtés de Nathalie dans la manifestation de défense de la fonction publique, ce jeudi 5 décembre, sa collègue Célia résume la situation de leur profession : « On est débordées. Épuisées. Méprisées. Invibilisées. »
Nul doute que dans le cortège parisien à l’affluence modeste (quelques milliers de personnes, 30 000 selon la CGT mais seulement 3 000 selon la police, qui semble avoir sous-estimé la foule), et partout en France, où 130 000 à 200 000 manifestant·es ont défilé, beaucoup se retrouveront dans ces mots.
Lancée par tous les syndicats à l’exception de Force ouvrière (qui organise une mobilisation les 11 et 12 décembre, pour s’aligner sur la prochaine journée de grève des cheminots), cette journée de manifestation et de grève répondait à l’origine aux annonces du gouvernement visant les agent·es de la fonction publique. (...)
Des coupes budgétaires de l’ordre de 1,2 milliard d’euros devaient être obtenues en diminuant la rémunération des fonctionnaires en arrêt maladie (elle passerait de 100 à 90 % du traitement) et en allongeant leur délai de carence : les trois premiers jours d’absence ne seraient plus payés, contre un seul actuellement.
Le gouvernement avait aussi prévu de ne pas faire évoluer le point d’indice, base de la rémunération des fonctionnaires, et de ne pas verser la garantie individuelle du pouvoir d’achat (Gipa), une somme destinée à compenser l’inflation.
Entre-temps, à la veille de la manifestation, le premier ministre Michel Barnier a été censuré par l’Assemblée nationale. Il a démissionné, le budget ne sera pas adopté et son gouvernement expédie les affaires courantes en attendant d’être remplacé. Mais les syndicats ont maintenu leur mobilisation, pour mieux parler directement au président de la République.
« Nous voulons passer un message solennel à Emmanuel Macron. Il faut qu’il écoute ce que les salariés ont à lui dire, lance la dirigeante de la CGT Sophie Binet au pied du ministère de l’économie et des finances, point de départ du défilé parisien. Il faut qu’il joue son rôle de président de la République, à savoir garantir l’intérêt général. Il n’y aura pas de gouvernement qui tienne dans la durée s’il ne répond pas aux exigences sociales. »
« On n’est pas à l’abri que les mauvaises idées reviennent. Or, ce n’est pas en punissant les agents de la fonction publique qu’on va régler le sujet », avertit Marylise Léon, à la tête de la CFDT. « On n’est pas là pour permettre au gouvernement de rembourser la dette publique sur notre dos », appuie Gaëlle Martinez, déléguée générale de Solidaires Fonction publique, dénonçant « le “fonctionnaire bashing” et le mépris qu’on sent depuis des mois ». (...)
L’Éducation nationale en force
Les agent·es de la fonction publique sont donc loin d’avoir l’esprit tranquille. Et cette inquiétude partagée se ressentait dans l’ensemble du cortège parisien, malgré les soubresauts politiques de la veille. « Barnier, Macron, quel que soit son nom, les jours de carence, c’est toujours non ! », clame ainsi un militant FO des hôpitaux parisiens à l’arrière d’un camion.
« On se demande bien ce qui va se passer maintenant, Emmanuel Macron est encore capable de nommer quelqu’un d’encore plus à droite que Michel Barnier, s’inquiète Aurélie, psychologue de l’Éducation nationale à Montreuil. Mais il y avait un tel décalage entre le budget discuté ces derniers jours et le résultat des élections de juin que ça ne pouvait pas tenir. Ce budget, c’était une insulte pour une grosse partie des électeurs, qui n’ont pas voté pour ça. » (...)
Les membres de l’Éducation nationale forment le gros du cortège parisien. Le ministère a annoncé le matin même des chiffres de grévistes particulièrement élevés au niveau national (et notamment 40 % de grévistes dans les écoles, 65 % selon la FSU, syndicat majoritaire). Bien loin des quelques petits pourcents d’agent·es en grève dans les autres secteurs publics. « Ce métier, plus personne ne veut le faire ! Qu’est-ce qu’ils recherchent, tous ces politiques qui nous maltraitent ainsi ? Qu’il n’y ait vraiment plus personne dans les écoles ? »
« Ce métier, plus personne ne veut le faire ! Qu’est-ce qu’ils recherchent, tous ces politiques qui nous maltraitent ainsi ? Qu’il n’y ait vraiment plus personne dans les écoles ? » (...)
Les statistiques ne sont en effet pas bonnes : le ministère vient de publier les derniers chiffres de postes offerts au concours, ils sont en chute libre. Et dans plusieurs matières, les bons candidats ne sont pas en nombre suffisants pour combler ces mêmes postes, tant le métier d’enseignant·e est devenu peu attractif. (...)
Dans l’enseignement supérieur, où les perspectives budgétaires à la sauce Barnier ont provoqué la colère des présidences d’université, la mise en suspension du budget en raison de la censure n’est pas considérée comme une nouvelle de nature à rassurer les personnels. « Si on applique à défaut le budget 2024 à l’identique, ça va même être la catastrophe », explique Caroline Brisedoux, secrétaire nationale chargée de l’enseignement supérieur à la CFDT.
Raymond, fonctionnaire à l’université Gustave-Eiffel, insiste sur le besoin urgent de refinancement du secteur (...)
« Le gros souci, c’est que nos métiers d’infirmière et d’aide-soignante ne font plus rêver et que le salaire n’attire pas, regrette Véronique, infirmière et militante CGT de l’hôpital de Villeneuve-Saint-Georges (Val-de-Marne). Notre demande, au fond, c’est de pouvoir nous occuper correctement des patients, et pas juste faire de l’abattage de soins. »
Dans ce contexte, elle ne supporte pas les mesures que voulait faire adopter Michel Barnier. « On veut faire passer les fonctionnaires pour des feignasses, mais qu’est-ce qu’il va se passer si les trois jours de carence passent ? Les collègues qui auront chopé un virus d’un patient viendront travailler malades. Et ils contamineront les patients et les autres agents de l’hôpital », s’énerve-t-elle.
Une « aberration » d’autant plus injuste à ses yeux que « de nombreux collègues ont des compteurs d’heures supplémentaires bloqués à 400 heures », mais qu’« ils n’arrivent même pas à poser un jour de récup’ parce qu’il y a trop de boulot »… « On marche sur la tête. Pas une société privée ne traite ses salariés comme ça », gronde-t-elle. (...)
Eux qui ont choisi de devenir fonctionnaires « par goût de l’intérêt général, avec l’ambition d’être utiles pour le plus grand nombre », sont surtout inquiets. Voire se sentent « un peu idiots » d’avoir fait le choix de devenir agents publics « alors que le RN se rapproche tellement vite du pouvoir ». « On doit rester en poste au moins huit ans si on ne veut pas rembourser le coût de notre formation, qui équivaut à un an de salaire, souffle Romane. On risque de se retrouver à devoir appliquer des mesures décidées par l’extrême droite… »
« J’attends de voir la suite, mais je ne m’attends pas au grand soir non plus », euphémise avec ironie Mirabelle Lemaire, militante FSU à France Travail, membre du bureau national de son syndicat. Elle n’a toujours pas digéré le fait que le budget de Michel Barnier prévoyait de supprimer 500 postes. « On manque déjà cruellement de personnel ! On a des collègues qui gèrent jusqu’à mille demandeurs d’emploi dans leur portefeuille, comment pourraient-ils accompagner correctement ces personnes ? », interroge-t-elle.
Et c’est sans compter le bouleversement du 1er janvier, date à laquelle les bénéficiaires du RSA seront obligé·es de s’inscrire à France Travail, ajoutant encore du travail. « C’est la honte, gronde la syndicaliste. Alors qu’il y a une évidence : quand les services publics vont bien, le pays va mieux. »