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Mediapart
Nouvelle-Calédonie : le calvaire des « déportés » anonymes
#NouvelleCaledonie #Kanaky #répression #déportés
Article mis en ligne le 20 mai 2025
dernière modification le 18 mai 2025

Dans la foulée des révoltes du 13 mai 2024, l’État français a procédé au transfert de dizaines de détenus de droit commun dans une opacité la plus totale. Certains sont aujourd’hui sortis de prison, sans moyens financiers pour survivre dans l’Hexagone ou rentrer chez eux.

« La plupart des déportés comme moi, c’est des Kanak ! Ils nous ont fait dégager de notre pays ! » Au téléphone, Zacharie* s’emporte quand il raconte son histoire. Le 22 juin 2024, ce jeune homme de 27 ans incarcéré depuis 2022 au Camp Est, la prison surpeuplée et indigne de Nouméa, est convoqué avec vingt-deux autres détenus par le chef de détention. C’est le milieu de l’après-midi, et il ne se doute de rien.

« On est passés un par un dans son bureau, explique-t-il. Il m’a dit : “Tu vas partir en France, que tu le veuilles ou non ! Si tu ne veux pas monter dans l’avion, on va te faire monter de force.” Il m’a présenté un papier sans me laisser le temps de le lire et m’a dit : “Signe ça !” Y avait pas le choix ! » (...)

Accompagnés de leurs seuls surveillants, les détenus resteront menottés tout au long du vol, même lorsqu’un repas leur sera servi, sans pouvoir ni se lever ni se parler. Après un voyage interminable, ils atterrissent à l’aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle, où un car les emmène jusqu’au centre pénitentiaire de Réau (Seine-et-Marne). Le lendemain, Zacharie est conduit dans un établissement de l’est de la France, terminus de ce long périple. (...)

Ce même 22 juin, sept responsables de la Cellule de coordination des actions de terrain (CCAT), accusés d’être les « commanditaires » des révoltes qui ont secoué la Nouvelle-Calédonie à partir du 13 mai 2024, ont eux aussi été transférés vers l’Hexagone – dans un autre avion spécialement affrété – pour y être incarcérés. Un cas emblématique qui a pris toute la lumière médiatique, mais qui n’était pas isolé.

Durant cette période, les autorités françaises ont en effet organisé d’autres transferts, plus discrets, de détenus « de droit commun ». (...)

Confronté au silence de l’administration pénitentiaire, le collectif Solidarité Kanaky a réalisé un fastidieux travail de recensement et de localisation des détenus transférés. Il a comptabilisé 69 détenus « déportés » après mai 2024, dont une grande majorité durant l’été.
La contrainte et la peur

Tous sont des hommes et quasiment tous des Kanak, ce qui n’a rien de surprenant : ces derniers constituent à peine plus de 40 % de la population de la Nouvelle-Calédonie, mais représentent plus de 90 % de sa population carcérale. (...)

Selon plusieurs témoignages recueillis par Mediapart ainsi que par l’Observatoire international des prisons (OIP), la majorité d’entre eux auraient donné leur accord pour être transférés au tout dernier moment. Et sous la contrainte. (...)

Certains détenus, qui n’avaient jamais pris l’avion, ont craint pour leur vie. L’un d’eux, qui a parlé d’un « véritable film d’horreur » à ses proches, a même pensé qu’ils seraient jetés à la mer.

Dans un rapport paru le 12 mai, le collectif Solidarité Kanaky indique qu’aucun des détenus transférés n’a eu la possibilité de prévenir ses proches avant ce départ précipité. Kevin comme Zacharie affirment que le jour de leur transfert, les cabines téléphoniques du Camp Est avaient été coupées et que leur demande de prévenir leur famille est restée sans suite. Ce n’est qu’une fois arrivés dans leur nouvelle prison, à 17 000 kilomètres de chez eux, qu’ils ont pu les joindre. (...)

S’est ensuivie, pour beaucoup, une adaptation difficile. Un « choc », pour reprendre un terme qui revient souvent. Kevin était ainsi le seul Kanak de la prison, il ne connaissait personne et ne disposait d’aucune ressource. Il évoque le froid, la solitude… « Au Camp Est, les conditions de détention étaient très dures, mais au moins, je voyais mes proches », soupire-t-il.

« Plusieurs détenus ont eu des troubles psychologiques en lien avec ces déportations, ajoutés aux traumatismes des violences subies au Camp Est, constate Solidarité Kanaky. L’isolement en France a aussi des conséquences importantes. La majorité des détenus n’ont pas de visite de leurs proches en raison de la distance, et ont des difficultés pour les joindre [en raison du coût de la communication avec la Nouvelle-Calédonie – ndlr]. »

Dans une décision de justice concernant un détenu envoyé dans le sud de la France, à laquelle Mediapart a eu accès, il est indiqué que l’intégralité du salaire qu’il touche en prison part dans les appels téléphoniques. (...)

En mai 2024, Kevin avait déposé une demande de liberté conditionnelle. Il n’a toujours pas compris pourquoi il a été « déporté » : il ne lui restait plus que cinq mois à « tirer » avant d’être libéré. Zacharie est dans le même cas : « Tout était prêt pour un aménagement de peine, dit-il. La JAP [juge de l’application des peines – ndlr] avait accepté, elle m’avait même déjà donné les heures de sortie de ma semi-liberté. Une semaine après, j’étais envoyé ici, je n’ai plus jamais entendu parler de ça ! »

Certains estiment que ces transferts, qui se font à la discrétion de l’administration pénitentiaire, ont été réalisés pour vider la prison de Nouméa déjà surpeuplée. D’autant que la répression du soulèvement kanak s’est traduite, selon les chiffres du procureur de la République de Nouméa, Yves Dupas, par 243 nouvelles incarcérations. D’autres avancent qu’il s’agissait aussi peut-être de punir les « fauteurs de troubles ». (...)

Kevin assure avoir simplement exprimé sa colère lors de ces journées d’embrasement, en « criant » et en « faisant du bruit ».

Condamné à une courte peine, le jeune homme n’a passé que quatre mois et demi dans sa prison métropolitaine avant d’être libéré. À sa sortie, il n’a reçu aucune aide de l’administration pénitentiaire. « Si ma compagne ne m’avait pas rejoint, je serais à la rue », précise-t-il.

Aujourd’hui, le couple vit chez un frère de celle-ci, dans l’est de la France. Kevin ne touche aucune aide au logement et n’a même pas le droit de travailler, son numéro de Sécurité sociale calédonien n’étant pas valide pour la Sécurité sociale française. Il a fini par trouver un emploi il y a quatre mois, mais n’est pas déclaré. Son souhait est de « retourner au pays », auprès de sa famille, mais il ignore s’il en a le droit : « Avant ma sortie, mon conseiller m’a dit que j’étais interdit de retourner en Calédonie pendant deux ans », explique-t-il, sans en comprendre les raisons.

Surtout, il n’en a pas les moyens. Un aller simple pour Nouméa coûte au minimum 800 euros, une somme importante qu’il n’a pas. L’OIP et Solidarité Kanaky soulignent que l’administration pénitentiaire refuse pour l’heure de payer le moindre billet retour. L’OIP précise pourtant que le Code pénitentiaire prévoit que l’établissement « peut procéder ou participer à l’acquisition d’un titre de transport », mais cela ne revêt pas de caractère obligatoire. (...)

Zacharie aimerait lui aussi en finir avec cet exil forcé. Sorti plus tôt grâce à une remise de peine exceptionnelle, il s’est également vu signifier une interdiction de quitter l’Hexagone pendant deux ans. « Je suis en galère, explique-t-il. Je viens d’intégrer un foyer d’urgence. J’ai peur de devenir clochard, je n’ai pas de famille ici, je ne connais pas la France. Je vais faire quoi pendant deux ans ici ? Faire la manche, manger avec le RSA, gratter les foyers ? »

Contactées par téléphone, la direction de l’administration pénitentiaire du ministère de la justice et la direction du centre pénitentiaire Camp Est n’ont pas répondu à nos questions.