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club de Médiapart/Carta Academica/Par Nathalie Frogneux, Professeure de Philosophie à l’UCLouvain
Notre responsabilité face aux problèmes pernicieux de l’anthropocène
#anthropocène #urgenceclimatique #ecosystème
Article mis en ligne le 27 novembre 2023
dernière modification le 25 novembre 2023

Dès 1962, dans son livre Silent Spring, Rachel Carson alertait le public quant aux dangers que faisait peser la pollution chimique sur la biodiversité. Pourquoi cette alerte n’a-t-elle pas été suivie d’effet ? Est-ce parce que notre cadre de pensée est inadapté ? Et si nous étions face à un type de problème nouveau qui requiert que l’action responsable ne soit plus celle qui apporte la solution ? Certains problèmes aujourd’hui apparaissent comme tellement complexes qu’ils sont qualitativement différents et qu’il faut les qualifier de problèmes « pernicieux », (wicked problems)[1], c’est-à-dire dangereux et malfaisants pour la santé et la vie, mais aussi pour l’action. Alors qu’ils exigent une mobilisation complète et courageuse, ils semblent pourtant nous paralyser et nous démobiliser. Comment lever le paradoxe ? Si nous les concevions mieux, sans les minimiser ou les simplifier, nous pourrions sans doute y réagir mieux. Telle est notre hypothèse.

Caractéristiques des problèmes pernicieux

Selon Michel Fabre[2], quatre critères permettent de repérer les problèmes pernicieux : leur polysémie, leur conflictualité, leur temporalité et leur ouverture. (...)

Face à un problème ouvert, seules des solutions qui ouvrent à leur tour des auto-corrections possibles seront adéquates, car aucune option unilatérale et définitive ne peut prétendre le traiter. Il faudra compter sur la complémentarité des vues et des actions, et surtout la possibilité future de nouvelles mesures complémentaires.

Agir dans l’opacité (...)

Sur le plan de la compréhension et du diagnostic, il faudrait intégrer la réflexivité des pensées, des paroles et des émotions qui les constituent et qui sont des facteurs tantôt d’allègement, tantôt de détérioration. Croiser les perspectives des personnes, théoriciennes ou praticiennes, mais aussi des savoirs, scientifiques ou vécus, occidentaux et non-occidentaux, entendre les traditions porteuses de sagesse et les imaginaires issus d’ontologies divergentes. Alors, prévoir et même prophétiser ne suffit plus, il faudra modéliser le futur ou futuriser en décrivant des scénarios probables et des réactions possibles, en prenant en compte la multiplicité des perspectives ouvertes, avec d’éventuelles boucles récursives, afin de dégager des voies d’avenir qui seront sans cesse réajustées selon les variables. Ce sont les célèbres objectifs du GIEC. « Si » nos informations sont correctes et si nous le comprenons (bien qu’imparfaitement), si les réactions sont telles à telle échelle, « alors » il en ira ainsi. La trajectoire inclut des fluctuations sur chaque courbe, et par conséquent aucune ne peut prétendre être un savoir prévoyant l’avenir.

Face à la question des seuils et des effets pervers, il serait inadéquat de prétendre à des solutions radicales et extrêmes, si tentantes face à l’urgence et à la gravité de la situation. Seule la modération de nos actions et notre retenue dans les choix dévastateurs doivent être radicales. En effet, face au risque que nos actions soient détournées ou perverties dans des séries causales inattendues, deux principes s’imposent : la modération et la pluralité (...)

Mais cela suppose la mobilisation courageuse du sentiment de responsabilité de chacun dans ses petits gestes et ses actions aux larges effets. La responsabilité se joue bien en première personne et nul ne peut s’en défausser au prétexte que d’autres devraient agir. Cultiver la responsabilité suppose alors de cultiver la démocratie qui vise à réduire des injustices et des lieux de fracture, de façon à réduire le sentiment d’impuissance de chacun face à une tâche continue. Seule une culture de la responsabilité collective permet de trouver rapidement des options acceptables auxquelles nous serons capables d’adhérer comme à autant de « seuils de soulagement » du problème pernicieux. Et vivre démocratiquement, c’est éprouver sa liberté et renforcer celle des autres, qui renforce aussi la mienne (...)

Le problème pernicieux de l’anthropocène appelle donc au quotidien une culture démocratique[5] de la responsabilité et du sens de la vie.