
Porter plainte : c’est l’horizon quasi unique offert par le gouvernement pour lutter contre les violences sexistes et sexuelles, à la veille de la journée de manifestation du 25 novembre. Le pouvoir le sait pourtant : si toutes les victimes se tournaient vers la justice, le système serait incapable d’y faire face.
La ligne, fixée au palais de l’Élysée, est la même depuis l’élection du président de la République en 2017, quelques mois avant l’émergence de #MeToo. Emmanuel Macron renvoie sans cesse la multiplicité des paroles dénonçant les violences sexistes et sexuelles vers la sphère judiciaire. À prendre un autre chemin, expliquait-il en 2020, « notre démocratie change de nature, elle devient une démocratie d’opinion ». Un régime où la « libération de la parole » que le chef de l’État promet avoir « accompagnée » se ferait uniquement dans la presse et les réseaux sociaux. (...)
De fait, depuis six ans, les victimes qui seront encore nombreuses à défiler samedi 25 novembre contre les violences sexistes et sexuelles ont répondu à l’appel. Les statistiques le prouvent. Le nombre de plaintes explose.
La vérité des chiffres
Ainsi, la dernière étude du ministère de l’intérieur établit que les violences conjugales, recensées par les services de sécurité, ont bondi de 15 % l’an dernier par rapport à 2021. Depuis 2016, le nombre de victimes détectées a doublé. Cela ne signifie pas que ces violences ont doublé, mais qu’elles sont mieux repérées et que les femmes portent davantage plainte… Cela ne veut pas dire non plus que le phénomène recule. Le ministère continue d’ailleurs de rappeler l’enquête de victimation « Genese 2021 », selon laquelle « seulement une victime de violences conjugales sur quatre signale aux services de sécurité les faits qu’elle a subis ». (...)
Et si l’on sort du cadre conjugal, le constat est le même : en 2021, les services de police et de gendarmerie ont enregistré 72 000 victimes d’infractions à caractère sexuel, commises en dehors de la famille. Un chiffre en très nette hausse par rapport à 2019 (+ 23 %) – l’année 2020 étant considérée comme une anomalie statistique en raison des confinements – confirmant ainsi « la très forte progression entamée en 2017 ».
Là encore, le ministère de l’intérieur est prudent : l’explosion des plaintes ne reflète qu’une part des violences. (...)
Mais le mouvement entrepris il y a six ans suffit déjà à engorger complètement les services d’enquête et les tribunaux. De fait, des mesures ont été mises en place pour améliorer l’accueil en commissariat et en gendarmerie (même si on part de loin), pour donner davantage de moyens aux magistrat·es, et pour faire aboutir les enquêtes. Il ne s’agit pas de le nier. Elles sont cependant largement insuffisantes.
L’impunité est encore une réalité (...)
Les procédures sont interminables et durent plusieurs années pour les plus complexes (notre bilan de 100 affaires emblématiques le disait l’an passé). Le taux de classement sans suite (70 % selon le ministère de la justice) est encore astronomique. La justice peine à condamner les harceleurs, les agresseurs ou les violeurs.
C’est vrai pour les violences sur majeur·es comme sur mineur·es, hors ou dans la sphère familiale. Selon le dernier rapport de la Ciivise, la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants, une plainte sur dix aboutit à la « condamnation de l’agresseur ».
L’impasse du tout-judiciaire (...)
Emmanuel Macron et son gouvernement ont beau promettre des embauches, la désorganisation de la police judiciaire est plus qu’inquiétante. Ils ont beau en appeler à la justice, il suffit de parler à des juges ou des greffiers et greffières pour comprendre, à leur mine dépitée, les conditions de travail qui sont les leurs.
Cette contradiction entre le discours public et la réalité (même si elle s’améliore) peut générer une souffrance supplémentaire autour de victimes déjà frappées par la violence sexuelle ou sexiste. Elle peut susciter une colère immense, le sentiment d’être méprisée à nouveau, voire insultée.
Outre les choix budgétaires dictés par le néolibéralisme macronien, elle illustre aussi l’impasse d’une politique qui aurait pour seule boussole le Code pénal. Mediapart l’a déjà écrit à propos des ministres visés par des accusations de violences sexuelles : il ne s’agit pas seulement de condamnation pénale, mais d’éthique publique. De même, l’entreprise est aussi un lieu de régulation (et de sanctions). (...)
Mais le volet répressif ne saurait suffire à clore la discussion. Comment imaginer que la justice – pénale, administrative ou prud’homale – puisse être la seule à même de combattre les violences sexistes et sexuelles ? Combien de prisons faudrait-il construire pour appliquer le Code pénal si toutes les femmes et les enfants déposaient plainte ? Ne faudrait-il pas plutôt éviter de nouvelles victimes ?
Comme l’écrit la journaliste de Mediapart Marine Turchi dans Faute de preuves (Seuil, 2021), un nombre croissant d’avocat·es et de magistrat·es reconnaissent que traduire tout le monde devant un tribunal et remplir des prisons déjà saturées n’est ni pertinent ni adapté aux attentes des concernées. « Une réponse pénale n’a jamais découragé un phénomène social », souligne ainsi l’avocate Anne Bouillon. Pour elle, il faudrait réfléchir à des « alternatives » à la plainte et à la justice punitive et d’incarcération. (...)
En France, le volet prévention reste très faible. Ainsi, Mediapart avait révélé en 2022 qu’un rapport de l’Inspection générale de l’Éducation nationale, établissant la trop faible efficacité de l’éducation à la sexualité, est resté un an dans les tiroirs du ministre Jean-Michel Blanquer. Sur ce sujet, la France a « vingt ans de retard », regrettait déjà Sylvie Pierre-Brossolette, la présidente du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes. Au point qu’en mars dernier, trois associations, Le Planning familial, SOS Homophobie et le Sidaction ont déposé un recours au tribunal administratif de Paris pour que les séances d’éducation à la sexualité en milieu scolaire, obligatoires depuis 2001, soient réellement mises en place.
« C’est toute la société qui doit se mettre en branle. Envoyer des hommes en prison ne suffira pas », explique l’historienne Christelle Taraud dans #MeToo, le combat continue (Seuil, 2023). Avant d’adjoindre cet appel ambitieux : « Il faut que la société française soit engagée dans un vaste processus de déconstruction. On ne va pas éteindre un incendie avec un verre d’eau. »