
Il était une fois, dans le monde du travail social, un temps où chaque rencontre avec une personne ou une famille était une opportunité d’écoute, de compréhension et de soutien. Les travailleurs sociaux, armés de leurs compétences dans la relation d’aide et de leur expertise, plongeaient dans des récits de vie. Ils se coltinaient les complexités humaines, pour trouver avec leurs interlocuteurs des solutions personnalisées en réponse à leurs problèmes.
Mais voilà qu’au détour du chemin, la modernité a frappé.
Fini le temps où il faut rendre compte d’une situation. Est alors venu le temps de rendre des comptes dans une logique comptable impitoyable. Fini les promesses d’un monde meilleur. Aujourd’hui, il faut gérer avec efficacité et rationalité. Conséquence, les travailleurs sociaux sont de plus en plus invités à cocher des cases dans des systèmes d’information prédéfinis, segmentant leur travail et les personnes qu’ils accompagnent devenus des données administratives.
La dématérialisation : entre efficacité et déshumanisation (...)
C’est désormais à l’assuré social de savoir comment aller vers. S’il ne comprend pas la procédure, il ne pourra que s’en prendre à lui. Ce n’est pas le problème de l’administration qui a rendu son service social si difficilement accessible.
La dématérialisation des services publics, bien que porteuse de gains d’efficacité, n’est pas sans conséquences. Pour beaucoup d’usagers, elle constitue un véritable obstacle. Absence de matériel informatique, non-maîtrise des outils numériques, autant de barrières qui les éloignent de leurs droits et des démarches devenues obligatoires.
Les travailleurs sociaux se retrouvent alors en première ligne. Ils le sont non seulement pour accompagner ces usagers dans le labyrinthe numérique, mais aussi pour collecter et renseigner des données dans des systèmes de gestion de plus en plus sophistiqués. Le Haut Conseil du Travail Social (HCTS) et la CNIL rappelle à ce sujet que ces professionnels ne doivent collecter que des informations utiles et nécessaires à l’exercice de leurs missions. Pourtant, la réalité du terrain est souvent bien différente.
Il leur est demandé de remplir des formulaires numériques, de cocher des cases, de renseigner des items prédéfinis. Ils sont contraints de le faire si les personnes qu’ils rencontrent veulent obtenir des réponses. Mon ami a pu rencontrer une assistante sociale qui « s’est trouvée autant en difficulté que moi » me dit-il. « Au moins, on était deux, je n’étais pas tout seul ! » (...)
Ironie des faits, en tentant d’aider mon ami à résoudre son problème, elle lui a expliqué comment s’y prendre pour cocher les bons items ! De cocheuse de cases, elle est devenue en quelque sorte formatrice en cocheuse de cases. Si cela suffisait pour résoudre les difficultés des usagers tels les assurés sociaux, nous pourrions nous en satisfaire, mais bien évidemment cela ne suffit pas.
Et le reporting alors ?
Dans un monde où l’efficacité et la performance sont devenues les maîtres-mots, le travail social n’échappe pas à la tendance du reporting par le clic. Cette pratique, consistant à rendre des comptes chiffrés plutôt qu’à rendre compte des situations humaines, soulève de nombreuses questions quant à son utilité réelle et à son impact sur l’essence même des métiers du travail social. (...)
L’un des principaux écueils du reporting réside dans sa tendance à réduire des situations humaines complexes à de simples données chiffrées. Les travailleurs sociaux se retrouvent de plus en plus souvent contraints de « cocher des cases » dans des logiciels prédéfinis, au détriment d’une analyse qualitative approfondie des situations qu’ils rencontrent. Cette approche quantitative gomme les nuances et les particularités de chaque situation, conduisant à une standardisation des réponses apportées aux usagers.
Par ailleurs, le temps consacré à ces tâches administratives empiète de façon conséquente sur le temps d’accompagnement direct des personnes. (...)
Si le reporting est présenté comme un outil indispensable à la gestion et à l’évaluation des services sociaux, son utilité réelle est souvent remise en question. En effet, la pertinence des indicateurs choisis pour mesurer la performance du travail social est discutable. (...)
Ces aspects qualitatifs, pourtant essentiels, échappent bien souvent aux grilles d’évaluation standardisées. De plus, la multiplication des données collectées ne garantit pas nécessairement une meilleure compréhension des problématiques sociales ni une amélioration des pratiques. (...)
L’omniprésence du reporting par le clic et les cases à cocher soulève également la question de l’identité professionnelle des travailleurs sociaux. (...)
Cette évolution engendre un sentiment de perte de sens et une démotivation chez les professionnels. (...)
Aujourd’hui, la standardisation des pratiques induite par le reporting peut aller jusqu’à entraver la créativité et l’innovation dans l’accompagnement social. (...)
En conclusion
Si le reporting peut avoir son utilité dans la gestion et l’évaluation des services sociaux, il ne doit pas se faire au détriment de la qualité de l’accompagnement et du bien-être des professionnels. L’enjeu est de trouver un juste équilibre entre les exigences de rendre compte et la préservation des valeurs fondamentales du travail social. C’est à cette condition que les travailleurs sociaux pourront continuer à exercer leur métier avec passion et efficacité, au service des personnes et des groupes les plus vulnérables de notre société.