
Laissée pour compte, la jeunesse kanake a été au cœur des émeutes qui ont débuté il y a près d’une semaine en Nouvelle-Calédonie. Entretien avec le chercheur Benoît Trépied.
(...) Benoît Trépied : À l’approche des scrutins d’autodétermination, après des années où le militantisme politique était sur le déclin, les jeunes Kanaks se sont effectivement beaucoup mobilisés.
Lorsque la CCAT (Cellule de coordination des actions de terrain) – créée par des partis indépendantistes pour s’opposer au passage en force de Macron via des mobilisations collectives – a organisé des manifestations, ils sont venus en masse.
En avril dernier, pour la plus grande manifestation, ce qui a frappé tous les observateurs, c’était la ferveur militante, joyeuse et festive de ce rassemblement, mais aussi la jeunesse des manifestants.
Les autorités avaient bloqué le réseau de transports publics et on a vu des jeunes Kanaks en périphérie de la ville faire des kilomètres à pied pour venir malgré tout.
On peut noter que ces jeunes se mobilisent d’ailleurs beaucoup plus pour l’indépendance que pour les indépendantistes en tant que tels. Lorsqu’il y a des élections provinciales, ils ne votent pas énormément, en revanche, lorsqu’il faut se mobiliser parce que l’État est en train de reprendre une politique coloniale, là les jeunes générations se lèvent comme un seul homme. (...)
Il peut y avoir un discours anti-élus, anti-responsables politiques, finalement assez ordinaire, et qui vise autant les indépendantistes que les loyalistes d’ailleurs. Les jeunes les plus défavorisés disent volontiers que les élus de tous bords les ont oubliés avec les accords de Matignon (1988) et de Nouméa (1998), parce qu’au bout du compte ils sont toujours autant dans la galère aujourd’hui. (...)
Mais ce rejet ne les a pas empêchés de s’engager fortement lors des deux premiers référendums d’autodétermination de 2018 et 2020, quand l’État était encore impartial. En témoignent les taux de participation record (80 % puis 85 %), bien plus élevés que pour les élections provinciales, lorsqu’il s’agit d’élire des candidats indépendantistes.
De même quand les indépendantistes ont appelé à ne pas aller voter, au troisième référendum de 2021, il y a eu 56 % d’abstention. Ces chiffres témoignent d’une discipline électorale très importante de la part de gens qui ont, le reste du temps, un rapport plutôt distancié au personnel politique. Et ça, ça touche beaucoup les jeunes. (...)
Nouméa est le lieu de cristallisation et de visibilisation des inégalités sociales et des discriminations raciales en Nouvelle-Calédonie.
On trouve encore aujourd’hui un entre-soi blanc et riche dans les quartiers sud de la ville. L’immense majorité des métropolitains qui arrivent en Nouvelle-Calédonie, et qui sont au cœur de la question du dégel du corps électoral, s’installent dans ces quartiers où l’on retrouve une atmosphère digne de la Côte d’Azur.
Parallèlement, beaucoup de Kanaks sont venus s’installer dans l’agglomération de Nouméa depuis les années 1990 : aujourd’hui 50 % de la population kanake y vit. Parmi eux, il y a des employés, des techniciens, des ingénieurs, mais aussi des gens tout au bas de l’échelle sociale qui – faute de logements abordables – se sont installés dans ce qu’on appelle sur place des « squats ». Situé à proximité des mangroves ou dans des terrains vagues, ce sont plutôt des quartiers d’habitat spontané, avec parfois une organisation communautaire très dense. (...)
D’après les informations que je reçois, dans ces zones actuellement protégées par les fameuses milices d’autodéfense loyalistes, les gens continueraient aujourd’hui à se baigner et à boire des cocktails, malgré les affrontements à quelques encablures.
Bref, à Nouméa les jeunes Kanaks sont confrontés à des situations de discrimination qui sautent au visage. Il n’y a pas de sas entre la grande précarité et l’étalage des richesses. De là naît le sentiment d’une dépossession indissociablement sociale et coloniale. (...)
Depuis les années 1990, les efforts de rééquilibrage ont beaucoup porté sur les infrastructures : l’eau, l’électricité, Internet, et cela a largement porté ses fruits. Mais pour ce qu’il en est du niveau scolaire, du niveau professionnel, de l’entrepreneuriat, les écarts entre Kanaks et Européens restent très forts. (...)
Il ne faut pas s’étonner que les expériences de détresse sociale et de racisme quotidien, perçues comme les manifestations d’une aliénation coloniale qui perdure en dépit des accords, aient fait exploser la cocotte-minute de Nouméa. Tous les voyants étaient au rouge depuis longtemps. (...)
Sur le plan institutionnel, les indépendantistes ne parlent plus de rompre brutalement tous les liens avec la France, mais plutôt de recouvrer d’abord la pleine souveraineté du pays, pour ensuite renouer de nouvelles relations équilibrées et égalitaires avec la France.
Schématiquement, cela correspond au projet politique de l’indépendance-association, ou indépendance en partenariat, un mode de décolonisation reconnu par l’ONU, et qui commence à parler aux jeunes non-Kanaks, même si ça reste encore très minoritaire.
Comment, selon vous, peut-on sortir de la crise actuelle ?
À mon avis, le gouvernement n’a pas d’autre issue à court terme que de retirer ou suspendre le projet de loi élargissant le corps électoral. C’est ce dossier qui a mis le feu aux poudres, malgré les innombrables avertissements lancés en amont, que l’exécutif a refusé d’écouter. Il doit aussi proposer d’autres interlocuteurs que Gérald Darmanin, qui est aujourd’hui totalement discrédité chez les indépendantistes. Lui et le président de la République vont se casser les dents s’ils pensent pouvoir traiter le dossier calédonien par la force et la répression. (...)