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Les électeurs ordinaires du Rassemblement National
#electionslegislatives #extremedroite #RN
Article mis en ligne le 13 septembre 2024
dernière modification le 10 septembre 2024

« FN ou RN ? », la question revient régulièrement dans les médias qui s’interrogent sur la progression du parti d’extrême-droite. Les 10 millions de voix récoltées par le Rassemblement national aux dernières législatives tendent à faire pencher la balance du côté de la normalisation du parti et de la rupture avec son passé. Cette hypothèse est cependant nuancée par une enquête plus fouillée. Dans son ouvrage, Des électeurs ordinaires. Enquête sur la normalisation de l’extrême droite, le sociologue et politiste Félicien Faury montre comment, au sein de l’électorat RN de PACA, les difficultés sociales s’expliquent prioritairement à la lumière d’un énoncé : il y aurait « trop d’immigrés » en France. Un raisonnement qui révèle la victoire idéologique d’une grille de lecture unilatérale des problèmes économiques, entretenant la division parmi les classes les plus précaires. Loin donc du portrait des millions de « fachos », mais pas en adéquation non plus avec les seuls Français « fâchés », Félicien Faury s’attarde sur un vote mal compris pour en analyser les raisons et les contradictions. Après la parution d’un article du sociologue dans nos colonnes, retour sur son ouvrage.

L’enquête commence en 2016, aux prémices de la campagne présidentielle de 2017, et court jusqu’à l’été 2022, où se termine celle pour les élections législatives. Réalisée dans le sud de la région PACA (Provences-Alpes-Côtes-d’Azur), le sociologue a vécu sur place, auprès de celles et ceux qu’il interroge, pendant près de quinze mois cumulés. Ses recherches sont autant le fruit de discussions informelles saisissant les rumeurs du monde que d’entretiens semi-directifs plus approfondis. Un matériau inédit qui permet de mieux appréhender qui sont les électeurs du Rassemblement National.

Choisir la région PACA comme terrain de recherche permet aussi de mettre à jour des problématiques différentes que celles recensées dans l’autre bastion du RN, le nord de la France. C’est notamment le territoire où s’épanouit le plus le parti (aux élections européennes de 2024, Jordan Bardella conquis 38.65% des suffrages), et où certaines spécificités locales contribuent à la montée du vote RN, qui n’est plus considéré comme un parti « honteux ». Félicien Faury s’efforce de comprendre comment un environnement social peut devenir un terrain fertile de normalisation de l’extrême droite, sans pour autant prétendre établir le portrait-robot de l’électeur du RN, qui relèvent pour lui du fantasme bien plus que de la réalité sociologique.

Au-delà des mythes misérabilistes (...)

la force du RN repose moins « sur sa capacité à duper des gens naïfs » que sur son aptitude à déployer un discours correspondant à des expériences de vie. Sans être central dans la vie des électeurs, ce vote reste un moyen d’exprimer les épreuves qu’ils traversent concernant notamment le pouvoir d’achat et la place qu’ils occupent dans la société. Des craintes et désillusions guidées par une perception du réel attisée par le RN.

L’enquête montre qu’en PACA, le stéréotype de l’électeur d’extrême droite victime de la désindustrialisation, du chômage et désocialisé par la pauvreté – plus proche de l’électorat des bassins miniers du nord – est inopérant. Ici les électeurs rencontrés sont des salariés pas nécessairement précaires, des agents de services publics, des pompiers, des commerçants, des policiers, des coiffeurs, des retraités. Ils sont intégrés à la société, ont des situations relativement stables et beaucoup sont propriétaires de leur logement. Principalement situés en bas de la classe moyenne, ce ne sont pas « les plus à plaindre », selon une expression commune, même si leur situation reste fragile. (...)

Vouloir segmenter le vote RN par préoccupations (d’un côté le pouvoir d’achat et de l’autre l’immigration) correspondrait donc à une vue de l’esprit, car c’est bien dans leurs enchevêtrements que l’électorat trouve satisfaction.
Un vote de repli identitaire

Aux difficultés rencontrées, les électeurs du RN trouvent unanimement une réponse évidente : il y a trop « d’immigrés » en France. Ce principe guide toutes les analyses qu’ils peuvent faire. Au cours des entretiens, la figure de « l’immigré » semble indistincte de celle de « l’étranger », voire du musulman. Elle ne repose pas sur la nationalité réelle d’un individu mais sur ses origines supposées. Toute personne non-blanche est ainsi susceptible d’être associée à cette chaîne d’équivalences. Et c’est à la lumière de cet antagonisme – « blancs » et « immigrés » – que les électeurs du RN interprètent leur quotidien, construisent leurs valeurs morales, leurs appréciations économiques et leurs repères politiques.

À cette première confusion s’ajoute celle de « l’assisté », le chômage de chaque « immigré » trouvant, d’après le discours du RN, sa cause dans des caractéristiques culturelles et ethniques. (...)

Les inquiétudes économiques des électeurs sont liées à ces représentations négatives des immigrés (et descendants d’immigrés) de sorte que « les discours anti-assistance et xénophobes se nourrissent mutuellement ». (...)

Cette « racialisation de l’assistanat et de l’économie » par laquelle les électeurs désignent les immigrés comme des profiteurs d’aides agissant avec une complicité inexplicable de l’État, fait naître un puissant sentiment d’injustice. Il y aurait ainsi un gâteau-État, dont les parts seraient réduites à peau de chagrin à cause de l’arrivée sur le territoire d’immigrés.

Des électeurs en quête de distinction sociale

Du point de vue des électeurs, il semble beaucoup plus réaliste de s’en prendre à ceux du bas qu’à ceux du haut, contre qui le pouvoir d’action est limité. (...)

Dans une société structurée par les classes sociales, les « petits-moyens » peuvent trouver dans le vote RN une façon de rester du bon côté du groupe majoritaire en consolidant une digue qui les sépare des autres – avec d’autant plus d’énergie qu’ils se trouvent en bas de ce groupe majoritaire. L’enquête le montre : ces électeurs sont ceux qui sont socialement, géographiquement et symboliquement les plus proches de ces groupes qu’ils rejettent et auxquels ils ne veulent surtout pas être assimilés.

La même logique est à l’œuvre chez les électeurs du RN eux-mêmes issus de l’immigration, mais d’une immigration blanche et/ou chrétienne, ce qui en fait assurément de « bons immigrés ». (...)

Ainsi, le vote pour le RN est une façon de se positionner dans un rapport de forces, en acceptant la diminution tendancielle de la redistribution et des perspectives d’ascension sociale due au néolibéralisme et en y répondant par une volonté d’exclusion d’un autre groupe social afin de conserver quelques avantages. C’est à ce titre un choix véritablement politique, une réponse à des violences sociales dont il faut analyser la fabrique.

L’injuste guerre des pauvres

Dans les territoires où les services publics et les ressources se dégradent particulièrement, l’urgence de se positionner sur l’échiquier politique contre « les autres » prime. En PACA, d’après Faury, trois enjeux principaux se distinguent : la redistribution, l’espace résidentiel et l’école. (...)

« si mon fils n’arrive pas à obtenir un HLM, c’est parce que l’État préfère le donner à des immigrés ». Des fantasmes habilement entretenus par RN, qui partageait par exemple en 2016, une campagne d’affichage sur laquelle on pouvait lire « Julie attend un logement en résidence étudiante depuis deux ans. Hélas pour elle, Julie n’est pas migrante. » (...)

Les travaux de Félicien Faury établissent en définitive, pour la région PACA, que le vote RN est bien autre chose qu’un réflexe « dégagiste ». Moins dirigé contre les élites que des segments marginalisés de la population, il est marqué par un primat identitaire. À l’inverse, son ouvrage interdit toute essentialisation des électeurs RN : il met en évidence la manière dont la mise en concurrence généralisée nourrit une « guerre des pauvres » dont ce vote est une manifestation. La voie pour reconquérir les travailleurs séduits par le RN s’avère ardue, sans analyse précise des territoires dans lesquels ils s’enracinent.

Lire aussi :

 (Editions du Seuil)
Des électeurs ordinaires
Enquête sur la normalisation de l’extrême droite
Félicien Faury

(...)

SOMMAIRE

Introduction

1 - L’extrême droite par le bas : une enquête de terrain dans le sud‑est de la France

2 - Paroles ordinaires

3 - Qualifier le racisme

4 - Les conditions sociales du vote RN

I. Économies morales

1 - Immigration et redistribution

2 - Un sentiment d’injustice fiscale

3 - La racialisation de l’« assistanat »

4 - Comptabilités nationales et préférence étrangère

5 - Laxisme de l’État

6 - La dégradation de l’offre scolaire

7 - L’évitement par le privé

8 - Concurrences reproductives

II. « Chez nous ». Classements et déclassements territoriaux

1 - Pressions d’en haut

2 - Pressions d’en bas

3 - L’impossible entre‑soi blanc

4 - Un centre‑ville sans bières

5 - Les incertitudes de l’avenir résidentiel

III. Islamophobies du quotidien

1 - Une question religieuse ?

2 - Le sexisme des autres

3 - L’islam comme menace

IV. Votes blancs

1 - Bonnes et mauvaises migrations

2 - Distinctions raciales

3 - Le racial et le populaire

V. Logiques d’une normalisation

1 - Un vote stigmatisé ?

2 - Antagonismes sociaux

3 - Antagonismes politiques

4 - Croire en « Marine »

5 - « Zemmour, je le connais pas trop »

6 - Acquiescer à l’extrême droite

Conclusion

1 - Des concurrences sociales racialisées

2 - Rester majoritaire

3 - Dénis et lucidités

Remerciements
Paru le 03/05/2024