
Alors qu’il s’oppose au capitalisme et à l’extraction sans fin des ressources naturelles, le zero waste pense de la même façon qu’eux. Le risque : des dérives et une récupération du mouvement. Enquête sur les liens entre zéro gaspillage, ressources et extractivisme.
(...) Le zero waste est une idéologie récente : elle hérite des façons de penser dominantes de notre époque. Elle partage avec l’extractivisme des aspects communs, alors qu’elle le désigne comme adversaire.
Dans cet article, j’explore les liens entre zéro déchet, ressources et extractivisme. J’essaie de montrer que l’approche zéro déchet comporte des risques de dérives et des limites. Zéro déchet et extractivisme sont sur un même spectre, ils appartiennent à une même famille de pensée. Si on n’y prend pas garde, le mouvement pourrait être déformé, voire récupéré par ses adversaires.
Mon objectif est de mieux outiller celles et ceux qui défendent le zero waste. Les idées changent le monde : elles influent sur nos actions, nos discours et nos projets. S’appuyer sur une idée confuse, mal conçue ou mal comprise provoque des effets concrets (...)
Beaucoup des mouvements qui proposent un mode de vie sont susceptibles de développer une variante rigoriste. Et par ailleurs, le zéro déchet est plutôt bien équipé pour y échapper. Le discours associatif aide à s’en rendre compte.
Zero Waste France insiste sur le caractère progressif et bienveillant de la démarche zéro déchet. Il s’agit d’agir à son rythme, selon ses capacités et son contexte personnel. Il y a une place pour l’erreur et l’expérimentation. Contrairement à d’autres milieux, le zero waste ne valorise pas la “pureté militante”, cette attitude qui encourage à incarner à la perfection les normes d’un mouvement.
Au contraire, l’imperfection des démarches individuelles est perçue comme une force, qui permet de créer des collectifs plus vastes et plus solides. Il y a même une expression pour ça : “Mieux vaut des milliers de personnes qui font mal du zéro déchet, qu’une poignée qui le font parfaitement”. Il n’y a pas qu’une seule façon de faire du zéro déchet. (...)
Si les personnes sont des ressources, pourquoi ne pas les “faire durer” ? Les “maintenir” en bon état, et les “réparer” si besoin ? Ce serait l’ébauche d’une société du soin des autres. La lutte contre le gaspillage matériel y rejoindrait celle contre le gaspillage humain.
Malgré la bienveillance du projet, on continuerait à penser les personnes d’abord comme des moyens. Les questions de liberté, d’égalité et de rapports politiques resteraient en suspens. Je ne parie pas sur cette option. Nous vivons dans des structures politiques et économiques héritées de la colonisation, de l’impérialisme et de l’esclavage : elles prolongent ces dynamiques plus souvent qu’elles ne s’en écartent.
Et c’est tout le danger de cette deuxième dérive du zero waste : en acceptant les personnes comme des ressources, on facilite une récupération par les dominants actuels. Ils considèrent déjà les personnes comme des gisements de chair, ils s’obsèdent déjà pour l’optimisation. Le zéro gaspillage ne serait qu’un discours de justification de plus, particulièrement cohérent avec leur façon de voir usuelle. Ils pourraient alors défendre une version pervertie du zero waste, qui mimeraient sa structure en s’éloignant de son fond. (...)
… et des atouts pour y faire face
Face à cette seconde dérive, le mouvement zéro déchet dispose selon moi de deux atouts. D’abord, il complète son intérêt pour les ressources par une importance accordée aux droits humains. Le zéro déchet ne fait jamais des humains des ressources. Ce qu’il souhaite gérer mieux, ce sont les ressources “naturelles”, et plus généralement les ressources “matière”. Il cible des choses inanimées.
Dans la charte d’engagement qui lie Zero Waste France et ses groupes locaux, on trouve des mentions explicites sur le “respect des droits humains”, la prise en compte “des populations les plus défavorisées” et mêmes des “générations futures”. On y rencontre aussi l’ambition d’être un allié pour de nombreuses luttes d’émancipation (féministes, décoloniales, antivalidistes…).
Bref, de quoi éviter une vision utilitaire qui résume les personnes à du matériau. Le tout est complété par une approche non-violente, qui exclut de causer des dégâts physiques ou psychologiques à des personnes humaines.
Deuxième atout, le zéro déchet réfléchit en permanence sur les ressources. Il se demande lesquelles sont à utiliser en priorité, lesquelles doivent être économisées, etc. Il est en bonne position pour refuser d’en exploiter certaines, ou pour rejeter telle ou telle façon de les exploiter (...)
Beaucoup d’animaux sont des personnes non-humaines ou des quasi-personnes, qui disposent de droits. Mais il n’est pas évident que le zéro gaspillage leur épargne le statut de ressource. Comme dit plus haut, le mouvement met les besoins humains au centre de ses préoccupations.
Ces atouts suffisent-ils à écarter les risques ? J’ai des doutes. (...)
Par contre, je pense qu’on peut dire sans crainte que le zéro déchet est secrètement utilitariste. C’est-à-dire qu’on y retrouve des éléments prégnants dans la théorie utilitariste : l’importance centrale accordée aux conséquences des actions, l’ambition de maximiser le bien-être global, et l’idée que l’action juste est celle qui produit le plus de bien. Née au 19e siècle, dans des cercles intellectuels où l’économie, la politique et l’éthique étaient pensées en relations étroites, l’utilitarisme est au départ une théorie morale.
Simple à comprendre et hautement adaptable, elle s’est ramifiée en des dizaines de sous-branches et s’est hybridée avec presque toutes les idéologies. C’est l’un des courants de pensée les plus prolifiques, et il a marqué profondément nos sociétés. (...)
Des conséquences politiques
Le zéro gaspillage est un projet politique révolutionnaire : il propose de changer en profondeur les façons de produire et de consommer, il imagine une société où les priorités collectives sont inversées par rapport à aujourd’hui. Mais il le fait sur des bases théoriques banales, en s’appuyant sur des concepts si communs qu’il les partage avec ses adversaires.
On peut y voir une force. Il est capable de parler à tous et à toutes, avec un coût cognitif assez faible, c’est-à-dire sans briser les modèles mentaux de ses interlocuteurs et interlocutrices. Il est assez facile d’expliquer à une personne qu’on cherche à protéger des ressources et à lutter contre le gaspillage.
On peut aussi y voir une faiblesse. J’ai suggéré ailleurs d’utiliser le zéro gaspillage comme principe d’union, comme liant entre des luttes d’émancipation. Au regard de cet objectif, le zero waste souffre de trois limites.
D’abord, l’anthropocentrisme (...)
Ensuite, la vision utilitaire centrée sur les “ressources” peut créer des frictions. (...)
Enfin, plus profondément, certaines luttes écologiques locales s’ancrent dans le refus de voir un territoire comme ressource. (...)
L’idée que les ressources sont rares est au cœur du “zéro déchet, zéro gaspillage”. Le mouvement souligne que les sociétés contemporaines reposent sur une illusion : les ressources ne sont pas vraiment abondantes. Notre capacité à répondre à nos besoins est donc fragile, car nous agissons comme si les ressources étaient infinies.
Le zéro déchet propose d’utiliser moins de ressources, de façon plus efficiente et en les répartissant mieux. C’est un projet qu’on peut dire économiciste, au sens où il privilégie une lecture économique du réel, et où l’économie est la discipline qui étudie l’allocation des ressources rares.
Qu’est-ce qu’une ressource ?
Mais qu’est-ce qu’une ressource ? Selon les dictionnaires, c’est un moyen. Le mot désigne tout ce qui peut servir à réaliser un objectif. Il est donc très abstrait, car n’importe quoi peut devenir une ressource. C’est le regard porté sur la chose qui en fait une “ressource”.
Prenez les abeilles. On peut les voir comme des insectes qui vivent librement dans un milieu naturel. Mais on peut aussi y voir un moyen de fournir du miel, de polliniser les plantes, de renforcer la biodiversité ou même d’attirer des touristes. Les abeilles deviennent alors des “ressources” au service d’objectifs extérieurs à elles, posés par des humains. (...)
Avec l’idée de “ressource”, on ne garde qu’un schéma réducteur. On a la chose concrète (un matériau, un être vivant, un phénomène quelconque) ; l’individu ou le collectif qui veut l’utiliser (association, entreprise, etc.) ; et l’objectif pour lequel la chose est jugée utile, ce qui la constitue comme un “moyen”.
C’est un cadre de pensée anthropocentrique : il met l’humain au centre de tout. Le philosophe Alexandre Monnin rappelle que les “ressources” renvoient toujours aux besoins humains (Héritage et fermeture, p. 24). Quand on parle de “ressources naturelles”, on désigne en fait la nature, mais pensée comme un moyen pour l’être humain d’accomplir ses projets.
Des ressources à l’extractivisme (...)
Le zéro déchet ne se limite plus à rejeter le gaspillage : il cherche la meilleure façon d’agir. L’action vraiment “zéro déchet” est efficiente : elle satisfait au mieux le besoin, avec le minimum de ressources. Le zéro gaspillage oscille donc entre la recherche de meilleures solutions (par rapport à l’existant) et la recherche de la meilleure solution (dans l’absolu).
De façon étonnante, le zero waste semble ici rejoindre la méthode de production lean (maigre, sans gras). Au départ développée par Toyota, cette méthode industrielle théorise les types de gaspillage, pour les éliminer. Mais on est très loin d’une vision écologique ou décroissante : la production lean s’intègre dans un monde capitaliste, productiviste et extractiviste. Elle réduit le gaspillage pour intensifier les profits, pas pour sauver la planète.
Un risque de dérive rigoriste (...)