Près de 10 ans après les percées de Syriza en Grèce et Podemos en Espagne, que reste-t-il des ascensions électorales à la gauche de la social-démocratie ? Un ressac dramatique, qui épargne encore la France mais interroge les stratégies poursuivies et la crédibilité d’une voie électorale vers le changement social.
La gauche radicale européenne est-elle en train de vivre un retour à la case départ ? En l’espace d’une génération, la destinée de cette famille politique a semblé suivre une parabole, ce qui interroge la durabilité des succès obtenus entre-temps. (...)
Le tournant du millénaire n’était en fait pas dépourvu de résistances, comme celle qu’incarnait un mouvement altermondialiste encore en dynamique. Quant aux partis de la gauche radicale, ils connaissaient un début de recomposition qui passait sous les radars, mais était riche de potentialités. (...)
Les luttes contre l’austérité ont alors contribué à ranimer la contestation sociale, à travers des formes inédites comme les mouvements des places, observés sur plusieurs continents. Cette dynamique d’« autoprotection » de la société a parfois trouvé une traduction électorale spectaculaire, nourrissant des attentes extrêmement élevées envers une nouvelle gauche radicale en ascension, allant jusqu’à menacer la vieille social-démocratie convertie aux règles du jeu néolibérales de la globalisation.
Entre 2012 et 2017, plusieurs scènes politiques nationales ont ainsi été bouleversées. La Grèce a été pionnière (...)
Au Royaume-Uni, un outsider de l’aile gauche du parti travailliste, Jeremy Corbyn, a subverti des primaires internes pour s’imposer à sa tête. En France, enfin, l’effondrement du PS a eu pour pendant l’émergence de La France insoumise (LFI). (...)
La gueule de bois des années vingt
Vus de 2023, les récits journalistiques sur « la bourrasque venue du sud de l’Europe » semblent cependant déjà appartenir à l’histoire ancienne. (...)
« Notre optimisme de l’époque ne s’est pas traduit dans les faits, reconnaît l’historien Jean-Numa Ducange, professeur des universités à Rouen et coauteur d’un ouvrage sur cette nouvelle gauche émergente en 2013. (...)
Pourtant, on ne peut pas dire que la prospérité capitaliste ait été restaurée, au point d’avoir rendu anachronique l’offre de la gauche radicale. La crise des dettes souveraines a été suivie par celle du Covid, puis par le retour de l’inflation. En quinze ans, le taux de croissance des pays occidentaux, et particulièrement des pays européens, n’a cessé de s’affaiblir.
On assiste certes à des améliorations notables du marché du travail, mais elles s’accompagnent d’une pression croissante sur les salaires et les conditions de travail. Ce « miracle de l’emploi » ne suscite donc pas de satisfaction croissante (...)
Le ratage de l’épreuve du pouvoir
Il faut d’abord tenir compte du destin funeste connu par Syriza, le seul parti de gauche radicale parvenu au pouvoir par ses propres forces. (...)
« Il s’est produit “la fin de la possibilité d’un modèle”, pour ne pas dire l’apparition d’un contre-modèle », estime Gerassimos Moschonas, professeur de politique comparée à Athènes.
Le bilan de Syriza n’explique certes pas toutes les vicissitudes connues ailleurs. Néanmoins, il a jeté la suspicion sur la crédibilité des partis souhaitant résister au néolibéralisme et engager une transformation sociale. (...)
Dans le cas français, où les Insoumis ont pris leur distance avec Tsipras, le discours d’une désobéissance réussie à l’UE s’appuie en partie sur le fait que le poids de la France y est bien supérieur à celui de la Grèce. « L’argument est réversible, remarque néanmoins Jean-Numa Ducange. On peut supposer que les élites capitalistes ne prendront pas le risque que la France change de modèle. Nous sommes un pays avec des multinationales puissantes, une grande industrie de l’armement… Et il y a des opportunités de blocage politique nombreuses rien qu’avec les outils de la “constitutionnalité bourgeoise”. »
Cette remarque renvoie à la relative négligence de la question de l’État, qui fit pourtant couler beaucoup d’encre dans le mouvement ouvrier (...)
La crédibilité entamée de la gauche radicale, qui n’a été restaurée par aucune expérience, a donc contribué à l’idée d’une absence d’alternative possible. Or, pendant ce temps, le discours néolibéral a évolué pour tenir compte de la fin des illusions autour de la « mondialisation heureuse », dont les promesses ont été mises en pièces depuis la crise de 2008.
Le camp conservateur a repris à son compte la critique de l’austérité, au point d’adopter un discours de plus en plus étatiste, parfois même souverainiste. (...)
La crise sanitaire a accéléré ce processus au niveau européen, en permettant aux gouvernements néolibéraux, via le « quoi qu’il en coûte », de se présenter comme les protecteurs des travailleurs, alors qu’ils subventionnaient le capital et préservaient surtout l’ordre social existant. (...)
cette mutation contraint la gauche à modifier son discours, au risque de sembler « inutile » sur le plan économique.
La seule alternative rationnelle consisterait à insister sur la capacité transformationnelle de la gauche, dans le sens d’une rupture radicale avec un système devenu socialement et économiquement nuisible. Cette voie serait cohérente avec les idées neuves produites par la pensée critique contemporaine. Elle est cependant difficilement praticable à court terme.
D’abord à cause du « handicap » de crédibilité mentionné plus haut. Et ensuite parce que le camp conservateur s’échine à centrer la conversation publique sur les « guerres culturelles », à coups de polémiques visant les minorités et les milieux intellectuels qui prennent leur défense. Il dispose pour cela de relais médiatiques puissants, mais aussi d’une opinion publique pour qui la gauche n’incarne plus de « différence spécifique » (pour son versant social-démocrate) ou se voit soupçonnée d’incompétence et d’utopisme (pour son versant plus radical).
Les limites de la stratégie « populiste »
Pour contrer ces limites, il faudrait que les gauches alternatives puissent compter sur une base militante et sympathisante de masse, facile à atteindre, conscientisée et mobilisable sur la durée. Mais celle-ci fait largement défaut, à la suite de décennies de désagrégation du mouvement ouvrier, de marchandisation de la société et d’offensive idéologique néolibérale. (...)
À la confluence entre le défaut de crédibilité et le défaut d’ancrage profond dans la société, on trouve enfin le caractère inabouti du projet de la gauche radicale contemporaine, même si quelque chose se cherche autour du « rouge » de la contestation du capitalisme et du « vert » de la bifurcation écologique. (...)
Si l’État social génère encore beaucoup d’attentes, il y a peu de probabilité qu’une demande « spontanée » s’exprime en faveur d’un dépassement concret des rapports sociaux capitalistes, tant ceux-ci ont colonisé la texture du monde vécu.
Pourtant, c’est ce type de scénario qu’il faudrait examiner en cas d’un exercice du pouvoir auquel les classes dominantes ne voudraient laisser aucune chance. On retombe alors sur la nécessité d’un travail idéologique et culturel profond qui, s’il n’est pas incompatible avec des logiques électorales, s’inscrit dans une autre temporalité et exige d’autres modes d’action. (...)
Le drame en cours au Proche-Orient, à propos duquel LFI reçoit actuellement de lourdes critiques, conduit enfin à se demander si les enjeux internationaux ne sont pas aussi un terrain de faiblesse de la gauche radicale. (...)
Du strict point de vue de la sociologie électorale, il est délicat d’attribuer un poids significatif à ce facteur dans les difficultés de la gauche radicale. Aucun scrutin d’importance ne s’est joué sur de tels enjeux, et aucune étude solide ne permet de conclure à un écart disqualifiant entre l’état des opinions publiques et les positions internationales des partis concernés. D’autant que les compromissions internationales ne manquent pas non plus du centre à l’extrême droite.
On peut néanmoins risquer l’hypothèse que ces polémiques participent du halo de faits et de paroles qui grèvent l’image de la gauche radicale, et contribuent à sa perception comme une force « aiguillon » du jeu politique, plus que comme une force gouvernante. En cela, ces polémiques entrent dans la stratégie de « guerre culturelle » évoquée plus haut.