Dans son autobiographie politique, le président du RN joue la carte de la modération. Sa stratégie vise un double (é)lectorat : de futurs électeurs du RN, qu’une violence affichée arrêterait, et les traditionnels partisans de l’extrême droite, susceptibles de déchiffrer certaines références.
Alors que les mouvements d’extrême droite se durcissent et se décomplexent partout ailleurs, en France, le Rassemblement national joue la carte de la modération. « JE NE SUIS PAS D’EXTRÊME DROITE [1] », assure d’ailleurs en lettres capitales son président, Jordan Bardella, au seuil d’un chapitre de Ce que je cherche, l’autobiographie politique qu’il publie chez Fayard. (...)
un jeune homme ordinaire à qui sa « passion » pour la politique, précocement constituée en « vocation » et en « sacerdoce », a valu une ascension, mais aussi des sacrifices extraordinaires. (...)
Ce que je cherche ratisse large, s’adressant d’une part à de potentiels nouveaux électeurs du RN, qu’une violence ostensible effaroucherait, et de l’autre aux fidèles de l’extrême droite, lesquels distinguent sous les allusions un bagage fort clair.
Un extrême chasse l’autre ?
Aidé par une prestance dont le parti a fait un atout, le bellâtre du RN – né en 1995, élu au conseil régional d’Île-de-France à 20 ans, président du « premier parti de France » avant la trentaine − aspire à une respectabilité qu’il dénie à ses principaux adversaires. (...)
J. Bardella brosse un tableau très noir d’une « extrême gauche », prête à « transforme[r] la sixième puissance économique mondiale en un Venezuela sans pétrole et en Cuba sans soleil », en particulier de La France insoumise : (...) seul irradierait encore le « stoïcisme incandescent » de Marine Le Pen, par ailleurs érigée en modèle de tempérance, quoique ses excès (son penchant pour l’alcool, entre autres) aient été révélés au grand jour.
L’ancienne présidente du RN – qui avait fait en sorte que le Front national trop lié à son négationniste de père soit rebaptisé Rassemblement national, pour marquer la rupture − se caractériserait par « son refus des outrances, par son expression à la fois ferme et raisonnable, [un exemple qui] nous conforte dans l’idée que ce que nous pensons n’est ni extrême ni honteux, mais relève du bon sens… ». (...)
J. Bardella, qui remercie E. Macron de tenir « le Rassemblement national de Marine Le Pen [pour] un interlocuteur comme les autres » −, déclare rompre avec l’héritage encombrant de Jean-Marie Le Pen (il a tout de même conservé le même garde du corps que lui, Thierry Légier). En somme, Bardella appartiendrait à une autre génération ; sa jeunesse le préserverait du racisme, de l’antisémitisme et du négationnisme des anciens. Il préfère se réclamer du général de Gaulle (...)
Ce parrainage permet à J. Bardella de se rattacher à la fois à la démocratie, au républicanisme, et à une droite bonapartiste conjointement autoritaire, dirigiste et sociale (...)
Ainsi que le nom de son parti le suggère, J. Bardella espère rassembler. Dès la deuxième page de Ce que je cherche, il indique : « Je tiens à rassurer ceux qui voudront me lire et qui ne partagent pas mes idées : ce livre n’est ni un essai ni un programme. Il est le reflet de mon existence. Ce texte est d’abord un témoignage, celui d’une vie dans une cité HLM de Seine-Saint-Denis, la terre qui m’a vu grandir. » Du quotidien à Saint-Denis, on apprendra peu de choses, sinon que le jeune Bardella, qui a grandi au dernier étage d’une HLM (l’auteur ne s’attarde pas sur les week-ends passés chez son père, bien mieux loti), « sortai[t] peu », pour éviter les dealers et les balles perdues (il ne serait presque jamais allé à Paris avant d’inviter une fille au cinéma, à l’adolescence !) (...)
Sous le masque, l’idéologie
Bien des idées que professe le RN sont partagées au-delà de la droite, à la faveur de l’extrême droitisation actuelle de la société ; pour Bardella, ce qui retient encore certains Français de le rejoindre, ce sont des « craintes […] [p]eut-être davantage envers [s]on parti qu’envers ses idées ». Bon nombre des valeurs dont lui se réclame (le patriotisme, « le retour de l’autorité, la promotion du respect, du mérite et du travail », la défense des « humanités » et du service public, du mérite, de la laïcité) font historiquement partie de l’arsenal républicain. S’il défend les enseignants, c’est en gardant en tête l’assassinat des professeurs Samuel Paty et Dominique Bernard par des terroristes se réclamant d’une « idéologie islamiste » fondée selon lui sur la « conquête », terme aux multiples résonances historiques. (...)
Si le propos est lissé, voire aseptisé en surface, les idées d’extrême droite restent présentes, euphémisées, mais avec un sous-texte évident pour ses militants, comme l’illustrent les références récurrentes à une immigration extra-européenne criminogène. Une thématique qui a valu des succès de librairie à plus d’un essayiste d’extrême droite. Pensons, par exemple, à La France Orange mécanique de Laurent Obertone [13], dont le nom est fondu au sein d’une énumération que J. Bardella feint de ne pas reprendre entièrement à son compte : il liste les lectures communes à un groupe de jeunes « patriotes » qu’il a fréquenté, à l’époque de ses études, au Chai Antoine et à La Cave Saint-Germain, près de l’église Saint-Sulpice. « Nos tables de chevet se ressemblaient : Michel Houellebecq, Jean-Claude Michéa, Patrick Buisson, Laurent Obertone, Éric Zemmour, mais aussi Christophe Guilluy, Michel Onfray ou Régis Debray. Le théoricien du grand remplacement Renaud Camus pour les plus fougueux, Albert Camus pour les autres ». J. Bardella a suggéré précédemment que, lui qui a « vécu des choses violentes », qui s’est hissé en politique à la force du poignet, obstacle après obstacle, « comme Sisyphe, son rocher », penchait plutôt pour Albert Camus, mais il laisse planer le doute, ne précisant pas qui lit quoi, ni n’expliquant que Houellebecq, Buisson, Obertone, Onfray et Zemmour mettent en scène le choc des civilisations ou expriment un rejet de l’islam qui séduit l’extrême droite identitaire… À cette exception près, les références d’extrême droite se trouvent diluées dans Ce que je cherche (...)
L’idéologie perce tout de même lorsque Bardella reprend la rhétorique du choc des civilisations. S’il préfère citer le Paul Valéry de La Crise de l’esprit, écrit au sortir de la Grande Guerre (« Nous autres, civilisations, savons désormais que nous sommes mortelles [17] »), il réactive en fait une antienne de la droite conservatrice et de l’extrême droite sur l’existence de civilisations qu’il faut préserver du déclin, et de leurs racines qu’il faut entretenir. La notion d’identité soutient la défense de l’assimilation par Bardella − comme avant lui par Marine Le Pen. Elle s’articule à la promotion d’une forme d’homogénéité culturelle/ethnique. (...)
Il est également symptomatique que J. Bardella, s’il fait plusieurs fois l’éloge des forces de police, n’évoque ni l’État de droit ni sa défense. Au contraire, il met en avant ses homologues européens d’extrême droite, qui prennent souvent des libertés avec cet État de droit, en particulier sur les questions migratoires, son obsession (...)
Refaire l’Union européenne
Si les termes sont pesés, « patriotes » passant mieux que « nationalistes », le nationalisme, repeint aux couleurs du souverainisme, n’a pas disparu : « L’envie de renouer avec des Nations protectrices, le rejet des politiques agressives conduites par la Commission européenne, la réalité du déclassement ou le souhait légitime de reprendre le contrôle des flux migratoires s’expriment au-delà des frontières de l’Hexagone. » L’union européenne reste coupable de tous les maux, mais il n’est plus question de la quitter (...)
L’Europe est tenue largement responsable de l’« écologie punitive qui taxe, interdit et culpabilise ». Bardella précise sa position : cette « critique virulente […] ne signifie pas l’indifférence à la question de l’avenir de notre planète et de notre environnement. Au contraire, les agriculteurs, accusés de tous les maux, sont aux premières loges du changement climatique. […] L’angoisse écologique ne doit pas se limiter au réchauffement global et à la nécessaire réduction des gaz à effet de serre ; la hausse de certains cancers, la montée alarmante de l’infertilité dans les pays développés et la pollution de l’air, des océans et des sols couplée à l’effondrement de la biodiversité doivent nous alerter au plus haut point. » Jusqu’alors, le Rassemblement national ne s’était jamais réellement penché sur l’écologie, si ce n’est pour la mettre à distance. N’étant pas à une contradiction près, Bardella énonce, ici, que « la gauche remet en cause l’existence même de nos agriculteurs » « en bannissant les produits phytosanitaires dont ils ont besoin » (produits phytosanitaires à l’origine de leurs cancers) tout en promouvant lui-même l’agriculture intensive et le parc nucléaire français, qui permettrait « de revitaliser le tissu industriel » ; là, de faire l’éloge de la voiture, centrale pour les habitants du péri-urbain en l’absence de transports publics – il n’a pas oublié les revendications des Gilets jaunes −, tout en se disant prêt à relever « le défi environnemental ». (...)
sa démocratie à lui reste largement identitaire, excluant une partie de la population, comme nous l’avons vu précédemment. Le Pen portait le bandeau ; Bardella multiplie les clins d’œil.