
Historienne de l’éducation, enseignante en lycée et à l’université, Laurence de Cock s’alarme du démantèlement en règle que traverse l’école publique, chahutée par les ministres successifs, dont Gabriel Attal. Entretien.
Laurence de Cock : Je tiens à préciser que je ne suis pas de nature pessimiste ou décliniste. Mais là, pour moi, nous sommes dans un moment de vrai danger. Nous vivons un véritable tournant pour l’école, en tout cas pour l’école publique. Je pense qu’historiquement, nous n’avons jamais connu un tel niveau d’attaque contre le principe même d’école publique, et tout ce qui la caractérise, à commencer par le principe de démocratisation scolaire.
On pourrait définir celle-ci par le fait de permettre à tous les élèves, quelles que soient leurs origines sociales et culturelles, d’accomplir la trajectoire scolaire de leur choix. Il y a derrière ça l’idée d’un libre choix, d’un choix éclairé et d’une orientation qui ne soit pas subie, grâce à un système éducatif fait pour ça. Aujourd’hui, ce principe est complètement explosé.
Attention, il n’a jamais très bien fonctionné ! Mais il est certain que l’arrivée de Jean-Michel Blanquer [ministre de l’Éducation nationale de 2017 à 2022] a mis un coup d’accélérateur décomplexé pour détruire cette démocratisation scolaire. On peut parler de « contre-démocratisation ». Nous sommes actuellement dans une situation d’urgence à réagir face à cette dislocation en règle. (...)
Tout le monde semble d’accord pour dire que la question de l’école est primordiale. C’est une sorte « d’allant de soi » dans notre société, mais en même temps c’est un sujet complètement lisse, qui « glisse » sur les débats publics, et dont les politiques de gauche peinent à s’emparer pour en faire une question politique urgente.
Alors que la droite fait le travail sur cette question, idéologiquement. Pour elle, l’école repose sur la méritocratie et la libre concurrence, avec un souhait d’une reprise en main autoritaire de l’école, c’est-à-dire tout ce que nous combattons à gauche… Mais la gauche, elle, semble avoir capitulé sur la question d’une approche politique de l’école, et quoi qu’elle en dise, n’en fait pas un sujet de priorité. Qui se met autour d’une table en disant bon, que propose t-on, que construit-on comme vrai projet politique de défense et de refondation de l’école publique ? (...)
Mais enfin, où est la réflexion de la gauche là-dessus ? Sur l’importance des savoirs pratiques, des savoirs créatifs, du développement de l’esprit critique, de la créativité des élèves, de la mise en valeur de toute forme d’intelligence, qui soit autre chose que des chiffres et de la lecture ? La gauche est censée porter tout ça. Maintenant une fois qu’on a dit ça, on peut tout de même retenir de Pisa que la France demeure un des plus mauvais pays en ce qui concerne l’accompagnement des enfants des quartiers populaires (...)
En revanche, on observe une très belle performance française à porter très loin les enfants de la bourgeoisie. Ce différentiel est alarmant. On reste dans un système qui poursuit inlassablement sa logique d’hypersélectivité. (...)
Gabriel Attal signifie son ras le bol des explications sociologiques sur les inégalités scolaires et les difficultés des élèves socialement défavorisés. Pour lui, tout peut se régler avec les « bonnes méthodes pédagogiques » : l’apprentissage de la lecture avec la méthode syllabique ou des mathématiques avec la méthode Singapour. Or, si ces méthodes ne posent pas problème en elles-mêmes, elles ne sont pas pour autant miraculeuses, trop de facteurs entrent en jeu dans les apprentissages. (...)
On va nous dire comment faire et ce ne sera pas autrement ; et en cas d’échecs, ce sera uniquement la faute des enseignants.
Ceux qui les appliqueront bien seront bien notés et rémunérés, et ceux qui continueront à appliquer une pédagogie critique seront stigmatisés. Le projet derrière toutes ces mesures est clair : en finir avec le « collège unique » (...)
La spécificité de notre modèle éducatif c’est le lien ombilical qu’elle entretient avec la question de la République, de la nation et de l’État. Avec la centralisation comme héritage jacobin, et donc une méfiance à l’égard de tout ce qui pourrait ressembler à de la décentralisation. C’est à la fois sa force, car c’est une boussole pour l’égalité à l’éducation, mais c’est aussi sa faiblesse car c’est une école très hiérarchisée, qui laisse peu de place aux expérimentations. (...)
On est très clairement dans le basculement autoritaire du régime macronien. L’année dernière, il a parlé de « décivilisation », puis de « reciviliser » la société, après les émeutes (...)
Là où c’est pervers avec sa théorie du « en même temps », c’est qu’Emmanuel Macron est capable d’expliquer que ce projet de « recivilisation » est un projet d’émancipation. Or, il s’agit bien d’un projet d’aliénation de la jeunesse, et si on y regarde de plus près, la jeunesse la plus attaquée est celle des classes populaires. (...)
. C’est difficile de dire aujourd’hui ce qu’il en est de Parcoursup. Ce qu’on sait, c’est que beaucoup de jeunes se retrouvent dans des filières non souhaitées et que, par ailleurs, cette sélection n’a pas eu d’incidence sur les taux de réussite.
Ce dispositif s’inscrit lui aussi dans une forme d’utilitarisme des études et non pas dans un désir d’enrichissement intellectuel et personnel, fonction que pouvait revêtir auparavant les études universitaires. Tout cela en dit long sur l’imaginaire actuel de notre système éducatif, qui n’est plus d’éveiller son intelligence et de penser une transformation du monde, mais de s’inscrire dans le monde tel qu’il est et de s’y adapter le plus rapidement possible. (...)
Je n’ai jamais eu autant de collègues, qui étaient auparavant des amoureux et ardents défenseurs de leur métier, qui ont, ou sont tentés, de lâcher l’affaire. (...)
Quand Pap Ndiaye a commencé à dire qu’il allait négocier avec l’enseignement privé pour améliorer la mixité sociale, alors là… La mixité sociale ne peut plus être une question à partir du moment où le travail de ce gouvernement est de faire intérioriser aux catégories sociales les plus démunies qu’elles ne pourront pas être à une autre place que celle où elles se trouvent. Donc les mélanger avec d’autres ? Mais pour quoi faire ? Chacun doit être à sa place. On va dire aux gamins de lycée pro, écoutez vous serez beaucoup plus souvent en entreprise, on va même vous payer pour ça.
On joue sur les besoins matériels des classes populaires, on parle ici d’une régression, presque d’un retour au 19e siècle. C’est hallucinant. Mais il y aura toujours des exceptions, pour dire regardez on aide les méritants ! (...)
Tant qu’on ne se sera pas mis d’accord sur la société que l’on souhaite et la place que l’école doit occuper dans celle-ci, on tournera en rond et on va raisonner uniquement avec le monde tel qu’il est aujourd’hui. Or, on n’en veut pas de ce monde. On ne veut pas simplement transformer l’école, on veut aussi transformer le monde. C’est pour ça que la gauche a son mot à dire, et que je lui en veux de se taire. Il faut reposer sur la table notre projet de société, car il existe, et il faut le redire de manière précise, voire radicale, même si utopique.
Aujourd’hui, on n’a plus d’utopie dans le discours politique. Or tous les pédagogues ont une dimension utopique ! Si tu n’as pas la justice sociale chevillée au corps, tu n’es pas un pédagogue, mais un technicien. (...)
Qu’est-ce qu’on doit enseigner pour la société qu’on veut ? L’égale dignité des savoirs, incluant les savoirs manuels, est au cœur de mes préoccupations. Ça veut dire une réécriture complète des programmes. Comment on enseigne ? Avec des pédagogies coopératives ? Où on enseigne ? À quoi doit ressembler une salle de classe, un collège, un lycée ? Comment ça s’articule avec le quartier, l’espace, les associations, les parents ? Une école doit être un lieu d’éducation, d’instruction et de vie. Ça ne peut pas être un sanctuaire. Donc on parle d’un chantier colossal, oui. Mais faisable. Il faut redire que c’est faisable.