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Mediapart
Lâché par l’État, le lycée musulman Al-Kindi se bat contre la machine administrative et ses préjugés
#laicite #enseignementprive #discriminations
Article mis en ligne le 29 janvier 2025
dernière modification le 27 janvier 2025

L’État a rompu son contrat avec le groupe scolaire musulman de l’agglomération lyonnaise. Au sein de l’établissement, qui conteste la décision, la communauté éducative tente de faire entendre sa voix face aux discours stigmatisants.

(...) Le 10 janvier 2025, l’État a décidé de mettre fin aux « trois contrats le liant à l’école élémentaire, au collège et au lycée Al-Kindi », a annoncé la préfète du Rhône, Fabienne Buccio, dans un communiqué. Le groupe scolaire privé, dont les six cents élèves sont réparti·es dans des classes sous contrat (80 % des effectifs, dont toutes les classes de lycée) et hors contrat (20 %), était l’avant-dernier établissement musulman encore associé à l’État en France.

Si le recours en référé devant le tribunal administratif de la direction d’Al-Kindi n’aboutit pas à une réévaluation de cette décision, il ne restera plus, en septembre 2025, qu’une classe de seconde sous contrat, à Marseille. À titre de comparaison, la France compte 7 000 établissements catholiques privés, dans lesquels on fait cours à 2 millions d’élèves chaque année.

Un contrôle pas comme les autres

La préfecture a justifié sa décision sur la base d’« atteintes aux valeurs de la République » à la suite de contrôles de l’inspection académique. Ces contrôles, il y en a eu au moins quatre en un an, mais celui du 4 avril 2024 a marqué un tournant.

« On a senti une volonté de trouver quelque chose, explique Mohammed*, l’un des anciens élèves, qui aide bénévolement le groupe scolaire. Ils ont même demandé les cartes d’identité des élèves ! Ce n’est jamais arrivé, alors que ça fait quinze ans qu’on est là. »

Pendant plusieurs heures, sept membres de l’inspection ont épluché et pris en photo tous les ouvrages du CDI. « Ce n’était pas comme d’habitude, confirme cette responsable du centre de documentation, les autres fois, on me posait des questions sur ma politique documentaire, sur les projets en cours… Là, on m’a seulement demandé d’imprimer la base de données, il n’y a eu aucun échange ou discussion. »

Le rapport d’inspection du 4 avril, que Mediapart a consulté, mentionne avoir trouvé quatre ouvrages qui poseraient problème, car « contraires aux valeurs de la République ». Dans une enquête, nos partenaires de Rue89 Lyon ont montré les limites de ces reproches contre des ouvrages que les élèves ne pouvaient pas emprunter, ni lire sans supervision d’un adulte.

Un enseignant, dont les propos tenus dans une vidéo YouTube étaient également mis en cause, a été écarté à titre conservatoire, avant de démissionner de lui-même, selon nos informations, pour ne pas risquer de porter préjudice à l’établissement et préparer sa défense.

Deux poids et deux mesures

Kamel Kabtane, recteur de la Grande Mosquée de Lyon et président du Conseil des mosquées du Rhône, est même monté au créneau pour apporter son soutien. Cette figure reconnue et d’ordinaire écoutée par les pouvoirs publics n’a pas été entendue. Dans un entretien à Mediapart, celui-ci se dit désormais « dégoûté » et « fatigué ».

Aujourd’hui, les équipes du groupe scolaire oscillent entre la volonté de se battre et un sentiment d’impuissance, face à une machine administrative bulldozer qui les sidère. Mediapart s’est entretenu longuement avec des membres de la direction, d’anciens élèves, le corps professoral ou des parents d’élèves.

Ce qu’il ressort, c’est que la situation « dépasse l’établissement lui-même », explique Mohammed : « On n’est pas les seuls à subir ce sort et les raisons nous paraissent très injustifiées. J’ai fait ma scolarité ici, je sais ce qu’on nous apprend, qui sont les gens qui viennent. Bien sûr que des fois, il y a des erreurs, mais c’est comme partout. »

Les gens ici sont français, ils font partie du ciment national. Du jour au lendemain, on leur dit : “Vous n’êtes pas comme les autres.” On nous met à l’index de la communauté nationale.
Karim Chihi, directeur adjoint d’Al-Kindi

(...)

« Le lycée Stanislas a eu le droit à l’erreur, par exemple », réagit Abdelaalim, un autre ancien élève, qui poursuit des études de droit. Ce lycée catholique privé, épinglé pour ses méthodes humiliantes et des cas d’homophobie et de sexisme, n’a pas perdu son contrat avec l’État et a même retrouvé ses subventions de la ville de Paris en décembre 2024.

« On aurait pu nous dire où sont les erreurs, et on les corrige. Là, on tape sur les doigts immédiatement. » Fin 2023, le lycée privé musulman sous contrat Averroès à Lille avait subi le même sort, quasiment dans les mêmes conditions. (...)

« le voile est un étendard de l’islamisme », comme l’a déclaré Bruno Retailleau, le ministre de l’intérieur qui multiplie les attaques contre les manifestations de l’islam en France depuis plusieurs mois. (...)

L’enseignante titulaire est concernée directement par le retrait du contrat avec l’État : « J’aimerais bien rester ici, mais ça voudrait dire passer hors contrat, ce sont des sacrifices personnels. » Pour rester dans un établissement hors contrat, elle devrait demander une disponibilité, accepter une baisse de salaire et renoncer à la cotisation retraite des fonctionnaires. À l’inverse, si elle souhaitait garder son statut, elle devrait demander sa mutation. « En plus, on doit prendre une décision dans un délai court, car la demande de changement d’établissement pour l’année prochaine doit être faite dans quelques jours. »

Elle continue : « J’ai fait cinq ans d’étude, j’ai obtenu un concours difficile et on me donne l’impression que ça ne vaut rien. Je me sens comme une moins que rien. Le fait d’avoir travaillé, payé mes impôts ici, ça ne vaut rien… Juste parce que je suis moi. »

Elle tient à rappeler que les cours qu’elle donne à Al-Kindi sont « les mêmes » que dans les écoles catholiques privées. « Mon approche et ma démarche ne changent pas. C’est pareil dans toutes les matières ! Quand je fais un cours, je ne me dis pas que je fais un cours dans un établissement musulman, avec des élèves potentiellement musulmans, en tant que musulmane. Je fais cours d’histoire, en respectant les valeurs et le programme. »

On peut tout mettre sous la casquette “Frères musulmans”. Un voile ? Frère musulman. Une barbe ? Frère musulman. Il fait le ramadan ? Pareil. On nous a mis dedans, sans justification.

Une professeure d’histoire-géographie à Al-Kindi

Elle moque au passage des accusations proférées par Laurent Wauquiez, ex-président Les Républicains (LR) du conseil régional d’Auvergne-Rhône-Alpes. Dans une vidéo, il a vilipendé ce qu’il appelle les « dérives islamistes » du lycée Al-Kindi et assuré que « le génocide juif pendant la guerre n’y est plus enseigné ». Une accusation dénuée de tout fondement.

« J’ai rigolé quand j’ai entendu ça, parce que j’avais justement les classes de troisième l’an dernier. On a fait cinq, six pages sur l’idéologie nazie et l’extermination des juifs. Et la veille de la vidéo de M. Wauquiez, on avait des exposés en terminale, sur la mémoire du génocide juif », réplique Assia. Le groupe scolaire a aussi annoncé son intention de porter plainte en diffamation contre Laurent Wauquiez.

Le « piège » de l’isolement (...)
La préfecture du Rhône a beau avoir annoncé la rupture des contrats avec Al-Kindi dans un communiqué de presse, la direction n’a pas encore reçu le courrier officiel, dont elle a besoin pour pouvoir contester la décision devant le tribunal administratif.

En attendant le recours en référé, l’équipe éducative continue de maintenir le cap et de faire cours, en essayant au maximum de protéger les six cents élèves. « On veut nous obliger à rester entre nous, mais on tombera pas dans le piège, insiste le représentant des parents d’élèves. On est une composante de la France, et on le sera toujours. »

(...) (...) (...) (...) (...)