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le Café Pédagogique/Edwige Chirouter Professeure des universités en philosophie de l’éducation à l’Université de Nantes. Chercheure au CREN
La philosophie : interdit aux moins de 18 ans et aux classes populaires
#educationNationale #philosophie #inegalites
Article mis en ligne le 19 juin 2024
dernière modification le 18 juin 2024

C’est une habitude, l’épreuve de philosophie ouvre le bal des épreuves pour les élèves des lycées généraux et technologiques. Ils et elles sont 543 369 cette année. Près de 185 000 élèves – ceux des filières professionnelles ne sont pas concerné·es. Un scandale pour Edwige Chirouter, Professeure des universités en philosophie de l’éducation. « Dans ses fondements même la démocratisation de la philosophie vise à développer des habiletés de pensée et des qualités humaines qui sont au cœur du projet humaniste et démocratique : la formation de sujets libres et autonomes, capable d’exercer leur esprit critique et le déploiement d’une pensée complexe, l’acceptation de leur vulnérabilité face aux grandes questions universelles et intemporelles qui ne peuvent trouver de réponse unique et définitive, mais aussi une certaine éthique de relation à soi et aux autres » écrit-elle dans cette tribune qu’elle signe pour le Café pédagogique.

(...) Autant on peut ne pas être d’accord sur l’âge auquel on pourrait commencer à apprendre la philosophie – 5 ans, 9 ans, 15 ans, 18 ans… ? – autant dire à certains de nos lycéens : « vous n’avez pas le droit et la capacité de penser et pour vous de toute façon ça ne sert à rien » est une vraie violence, insulte, institutionnelle pour les enfants des classes populaires – qui vont majoritairement en lycées professionnels. L’enjeu de démocratiser la philosophie n’est pas seulement pédagogique ou corporatiste – une revendication pour les profs de philo d’avoir plus d’heures pour leur discipline – mais bien politique au sens le plus noble du terme. Et par les temps qui courent justement… (...)

Hannah Arendt, en réfléchissant sur la survie des démocraties et la lutte contre à la barbarie, parle de la nécessité d’offrir aux citoyens et citoyennes ce qu’elle appelle « des oasis de pensée ». Les démocraties ont absolument besoin d’espaces et des temps pour penser sereinement les grandes questions de l’existence et de la vie dans la Cité, des moments où l’on se coupe de l’accélération du monde pour penser sereinement loin des affects et des vicissitudes du quotidien. Les ateliers de philosophie dans les écoles dès l’école primaire sont une mise en acte de ces oasis de pensée. (...)

Les ateliers de philosophie, en offrant aux enfants des oasis de pensée et de décélération pour prendre le temps de rentrer en résonance avec soi, avec les autres, avec les œuvres et avec le monde, sont un des leviers pour reprendre part au processus d’émancipation.

La philosophie avec les jeunes (en amont de la Terminale, mais aussi dans les lycées professionnels ou le monde éducatif, culturel et associatif) s’appuie ainsi sur des enjeux profondément politiques. Elle s’inscrit dans une vision de l’éducation populaire qui se veut émancipatrice, au service de la démocratie qui se fonde sur un ensemble dynamique d’habiletés et d’habitudes à se conduire et à se parler les uns avec les autres. (...)

À partir d’une question (par exemple « qu’est-ce qu’une loi juste ? », ou « Peut-on être heureux et méchant ? » ), les enfants sont invités à formuler des hypothèses, à déduire des présupposés et des conséquences, à justifier leurs opinions, à évaluer collectivement la validité rationnelle et éthique des différentes propositions. Ils y développent une capacité de jugement critique et d’acceptation pacifiée des désaccords dans un espace profondément laïque qui accepte les croyances et convictions tant qu’elles sont reconnues comme telles et non imposées dogmatiquement. Ainsi dans ses fondements même la démocratisation de la philosophie vise à développer des habiletés de pensée et des qualités humaines qui sont au cœur du projet humaniste et démocratique : La formation de sujets libres et autonomes, capable d’exercer leur esprit critique et le déploiement d’une pensée complexe, l’acceptation de leur vulnérabilité face aux grandes questions universelles et intemporelles qui ne peuvent trouver de réponse unique et définitive, mais aussi une certaine éthique de relation à soi et aux autres. Plus ambitieux encore, je pense que les ateliers de philosophie avec tous les enfants et adolescents nous donnent le modèle, le paradigme, de ce que devrait être l’école au quotidien. (...)

Les pratiques de la philosophie avec les enfants ou adolescents sont en quelque sorte des pratiques que l’on pourrait qualifier de « pirates » par rapport aux pratiques habituelles de la philosophie au lycée et/ou à l’université. Et si l’on file la métaphore de la piraterie, on pourrait dire que ces pratiques philosophiques prennent l’école à l’abordage en transformant de l’intérieur son fonctionnement. L’enjeu de la philosophie avec les enfants est donc pleinement politique au sens le plus noble du terme. C’est un programme pour une école publique véritablement coopérative et fraternelle.