
L’extrême droite puise son inspiration dans Vichy ou l’époque coloniale, tout en observant Bolsonaro, Orbán, Trump et autres Meloni. Entretien avec Grégory Chambat, professeur de collège à Mantes-la-Ville et auteur de « Quand l’extrême droite rêve de faire école, une bataille culturelle et sociale ».
Grégory Chambat, professeur en collège à Mantes-la-Ville dans les Yvelines, militant du syndicat Sud Éducation, a publié fin novembre un essai aux éditions du Croquant, Quand l’extrême droite rêve de faire école, une bataille culturelle et sociale. Une alerte sur la manière dont les obsessions du Rassemblement national (RN) s’enracinent dans le débat public et dans les politiques menées en France, mais également un minutieux descriptif des premières mesures prises par l’extrême droite à l’étranger, une fois main basse faite sur le pouvoir en Italie, au Brésil, en Hongrie, aux États-Unis, etc.
L’enseignant sait de quoi il parle : sa ville a été la seule d’Île-de-France à avoir été dirigée par le Front national, entre 2014 et 2020.
Mediapart : L’extrême droite s’est toujours intéressée à l’école, pourquoi jugiez-vous important de le rappeler ?
Grégory Chambat : Mon idée était, dans le livre, de mettre en écho ce qui se passe depuis 150 ans et la situation actuelle. On peut évoquer, par exemple, Édouard Drumont dans son journal antisémite La Libre Parole, à la fin du XIXe siècle, et son acharnement contre Paul Robin, qui avait monté un orphelinat public d’inspiration libertaire à Cempuis, et qui a été la cible d’une campagne féroce, critiquant son ambition de mixité, son internationalisme, considérant qu’il ne favorisait pas l’amour de la patrie. Peu avant la Première Guerre mondiale, dans le sillage de l’affaire Dreyfus, des ligues s’insurgent elles aussi contre l’école « sans Dieu et sans patrie », le « cosmopolitisme » ; elles parlent déjà de « roman national ». Et puis, bien sûr, rappeler la campagne plus connue menée par l’extrême droite contre Célestin Freinet, qui a abouti à la démission de cet enseignant de l’Éducation nationale. (...)
Ces rappels ne sont pas annexes ou anecdotiques. La pensée nationaliste et réactionnaire a une véritable obsession pour les questions d’éducation, un sujet qui concerne tout le monde, donc qui renferme un potentiel d’audience et électoral énorme. Et puis, on le constate, lorsque ces courants arrivent au pouvoir, l’un de leurs premiers gestes est la mise sous tutelle de ce ministère. (...)
Depuis l’arrivée d’Éric Zemmour, on assiste à une sorte de partage des tâches entre Reconquête et le RN, mais la dimension raciste perdure. Si le niveau baisse, c’est qu’on accueillerait, selon l’extrême droite, « trop d’immigrés ». (...)
L’extrême droite ne remet pas en question l’ordre social et économique, bien au contraire. Et la référence – surprenante à première vue – à l’école de Jules Ferry repose en réalité sur la nostalgie d’un système fondé sur la reproduction et la légitimation de l’ordre social et moral. Il s’agissait d’un système à deux entrées, l’école primaire pour le peuple et le collège et le lycée, publics mais payants, pour les enfants de l’élite, sans passerelle entre les deux. Dans cette envie d’en finir avec le collège unique, d’orienter dès la cinquième, donc à 12 ans, on retrouve cette histoire-là. (...)
Il existe tout un courant antipédagogiste qui a préparé le terrain et a fait le nid de l’extrême droite. Bien sûr, le chiffon rouge du fascisme fonctionne encore, mais les idées « réac-publicaines » sont là, elles ont infusé jusque dans les rangs d’une certaine gauche. (...)
Dans bien des cas, le sujet de l’éducation a été l’un des leviers de l’accession au pouvoir. Le cas le plus flagrant est le Brésil, où Jair Bolsonaro, l’ancien président brésilien, a été porté par « l’École sans parti », un groupe politique très virulent contre les enseignants, contre les programmes scolaires, qui faisait l’éloge de l’histoire nationale, y compris en réhabilitant la dictature militaire. C’est vraiment le modèle des Parents vigilants en France. Il s’agit patiemment de faire bouger des lignes, d’emporter l’adhésion des parents et des grands-parents.
Même chose aux États-Unis pendant la campagne de Donald Trump. On peut aussi regarder ce qui se passe en Hongrie, à l’occasion des dernières législatives : ces élections ont été jumelées à un référendum appelant à se prononcer « pour ou contre l’enseignement du genre » à l’école, ce qui a logiquement orienté le vote lors de ces législatives.
Une fois ces mouvements au pouvoir, leur souhait est d’instaurer de l’ordre, au sein de la jeunesse et des personnels. C’est la « loi du bâillon » de Bolsonaro, pour un enseignement « neutre », dans lequel on ne peut pas dénoncer le racisme, le sexisme, dans lequel certains arguments scientifiques sont remis en cause. Aux États-Unis, des livres sont carrément interdits dans certains États à l’école. En Hongrie, le droit de grève est remis en cause, un manuel unique a été édicté et des dizaines d’enseignants radiés… En Italie, l’une des premières décisions de Giorgia Meloni a été de rebaptiser le ministère de l’éducation en ministère de « l’éducation et du mérite ». (...)
Alors que la question de l’éducation est une obsession de l’extrême droite, à gauche elle est réglée en deux coups de cuillère à pot : il faut plus de moyens, plus de profs, point. C’est totalement nécessaire, mais pas suffisant. C’est surtout un abandon du très riche héritage du mouvement ouvrier révolutionnaire en la matière et de son apport à la critique de l’institution scolaire et à la réflexion pédagogique. (...)
Il y a urgence à porter une critique sociale de l’école pour enrayer l’extrême-droitisation des débats.
lire aussi :
– (Editions du Croquant)
PDF Quand l’extrême droite rêve de faire école. Une bataille culturelle et sociale
(...) Retour à l’ordre, roman national, élitisme, haine de l’égalité, rééducation de la jeunesse, mise au pas des personnels... Au fil des polémiques sur le « grand endoctrinement » et des campagnes de délation des enseignant·es « déviant·es », la droite de la droite impose sa rhétorique et déroule son programme pour l’école : Autorité, Inégalité, Identité.
En remontant le fil de l’histoire, en allant voir du côté de l’étranger (Brésil, États-Unis, Hongrie, Turquie) ou en étudiant les villes laboratoires de l’extrême droite française, se lisent les dynamiques et les enjeux de cette contre-révolution scolaire conservatrice qui accompagne et inspire également l’agenda éducatif d’un néolibéralisme de plus en plus autoritaire. (...)