
Plusieurs courriers, obtenus par Mediapart, documentent l’influence qu’exerce le secrétariat général de l’enseignement catholique, dirigé par Philippe Delorme, auprès de l’Éducation nationale. Cette instance, pourtant non reconnue par l’État, poursuit un but : défendre la singularité du privé, quitte à s’écarter des règles communes.
C’est l’un des principaux enseignements des affaires Stanislas et Bétharram. L’enseignement privé a longtemps échappé au contrôle, ce qui a pu favoriser l’apparition de dérives et de violences. Et cette sérieuse anomalie, pour un secteur financé à plus de 70 % par l’État, n’est pas le fait d’une seule impuissance administrative. C’est aussi le résultat du lobbying étroit du principal représentant de ce secteur, le secrétariat général de l’enseignement catholique (Sgec).
Dans un entretien récent au journal La Croix, Philippe Delorme, qui siège à sa tête, présente son rôle. Il l’assure, le Sgec n’est pas un « ministère bis », comme l’avance pourtant le rapport issu de la commission d’enquête parlementaire rédigé par les député·es Paul Vannier et Violette Spillebout. Mais il « travaille régulièrement avec le ministère [de l’éducation nationale], ce qui [lui] semble aussi légitime qu’indispensable ».
Selon plusieurs documents et témoignages obtenus par Mediapart, le Sgec s’est placé en acteur incontournable auprès de l’administration, des cabinets et des ministres successifs, au point d’exiger, de menacer, voire parfois de co-construire les politiques publiques le concernant. L’enjeu est de taille, puisque près de 17 % des élèves français sont scolarisés dans le privé, dans leur immense majorité dans le privé catholique. (...)
son secrétaire général est désigné par la Conférence des évêques de France (CEF), une autorité religieuse, ce qui tranche avec l’esprit de la loi de 1901 sur la laïcité. (...)
« Chaque établissement est autonome ; il possède donc son propre projet éducatif, même si celui-ci s’inscrit dans le cadre du projet commun de l’enseignement catholique », a expliqué Philippe Delorme devant la commission d’enquête.
Un porte-parole de fait
Mais parce qu’il a l’immense avantage d’offrir un interlocuteur unique au ministre et à ses services, le Sgec s’est en réalité imposé comme seul représentant légitime. (...)
Guillaume Odinet, jusque récemment directeur des services juridiques de l’Éducation nationale, décrit l’étrange relation qui unit le ministère et le Sgec : « Le Sgec n’apparaît effectivement pas dans les textes législatifs. Il est important de noter qu’aucune loi n’est nécessaire pour établir un dialogue. Ce dialogue n’est d’ailleurs pas institutionnalisé et ne constitue en aucun cas une forme de négociation ou de concertation officielle prévue par les textes. Il s’agit simplement d’une pratique établie. »
Son pouvoir s’illustre notamment par le fait que ses interlocuteurs sont le plus souvent dans le haut de la hiérarchie. « Je ne voyais pas le privé, explique une ancienne conseillère pédagogique au sein d’un cabinet ministériel sous le mandat de François Hollande. Le dialogue avec le privé, c’était le directeur de cabinet, en direct. » Du côté de l’administration, on constate une autre frontière symbolique : le privé relève de la direction des affaires financières, et non de la direction générale de l’enseignement, qui a, pour le secteur public, la main sur le pédagogique et le climat scolaire. (...)
Dans une note de juin 2022 préparatoire à une rencontre avec Philippe Delorme, que Mediapart a pu consulter, son cabinet lui écrit ceci : « Le Sgec est habitué à [être] régulièrement consulté aux niveaux technique mais aussi politique : le cabinet précédent avait apparemment une rencontre mensuelle avec votre prédécesseur et/ou son cabinet. » (...)
Deux ans plus tard, dans une autre note adressée au cabinet de Nicole Belloubet, devenue ministre de l’éducation nationale, en amont d’une rencontre avec Philippe Delorme, est évoqué cette fois-ci un « cycle de dîners bimestriels ». (...)
Dans le document adressé à Pap Ndiaye, les mots sont pourtant crus : « Le Sgec exerce un lobbying important, qui ne se limite pas à la rue de Grenelle, il sait faire passer des amendements lors des discussions parlementaires […] Le Sgec sait se faire entendre pour réclamer des droits identiques [au secteur public] mais tait ses avantages comparatifs. »
Un ancien recteur parisien nuance le pouvoir de l’organisation au niveau académique. Mais confirme ces éléments : « Leur principale porte d’entrée, c’est le Sénat et quelques députés. Si on les attaque trop fort, leurs alliés à droite sortent les dents. » (...)
Des effets concrets
Ce travail d’influence peut avoir des conséquences concrètes. Et ce qui apparaît comme aller de soi depuis qu’a explosé le scandale Bétharram en janvier 2025 – signaler, contrôler, sanctionner, appliquer strictement les programmes dans le privé – ne l’a pas toujours été. Ainsi de la mise en place du système « faits établissement », qui permet aux chefs de tous les établissements du public de remonter les incidents graves au rectorat, ou au ministère le cas échéant. Mais dans le privé, le logiciel n’a pas connu un premier accueil favorable. (...)
Jusque très récemment, le secrétariat général de l’enseignement catholique n’a pas cessé de batailler sur le sujet. Dans un courrier relatif à l’élargissement de « faits établissement », le 19 juin 2019, entre la direction des affaires juridiques de l’Éducation nationale et le Sgec, ce dernier s’arc-boute.
Le ministre de l’éducation nationale ne serait à ses yeux pas « compétent pour connaître les événements de vie scolaire relatifs aux élèves en dehors de toutes situations d’enseignement dans une classe faisant l’objet d’un contrat ».
Avant de considérer également que « l’État ne peut pas collecter et traiter les données relatives aux faits graves ou de violences concernant les autres personnels des établissements », notamment les chefs d’établissement, qui ne sont pas sous l’autorité de l’Éducation nationale, sont embauchés par les organismes de gestion des établissements privés, et désignés par les diocèses. (...)
L’État est donc resté, des années, à l’aveugle sur ce qui se passait en dehors des salles de classe dans les écoles privées : les temps de récréation, de cantine, d’internat, en particulier.
En avril 2024, les services défense et sécurité s’en émeuvent en ces termes : « Selon le schéma retenu, c’est le Sgec qui déciderait de ce qui est transmis ou pas aux autorités publiques. En conséquence, si on maintient ce schéma, on entérine le fait que les niveaux académique et départemental de l’Éducation nationale et donc le ministère continueront à n’avoir aucune vision sur les faits […] et en conséquence aucun contrôle sur ce qui se passe dans l’enseignement catholique. »
Ce n’est pas un « sujet technique », plaide encore le haut fonctionnaire chargé de la lettre, il doit être « tranché par le cabinet », avant de conclure : « Il paraît légitime de remettre l’enseignement privé dans le cadre de la législation commune et de lui appliquer les principes exigés pour le secteur public en matière de vigilance, de sécurité et de défense. »
L’arbitrage, devenu pressant après la révélation de divers manquements dans le sillage de l’affaire Bétharram, a finalement été rendu, sept ans après le début des discussions. Un décret, publié le 17 juin 2025, rend obligatoires « le recueil et le traitement des faits de violence au sein de ces établissements [privés sous contrat ou hors contrat – ndlr], ainsi que le signalement des faits les plus graves à l’autorité académique ». (...)
« Si le tutoiement est de rigueur avec des membres du cabinet du premier ministre, cette proximité lui permet également de se montrer particulièrement exigeant à l’endroit du ministère de l’éducation. Pire, l’enseignement catholique semble s’être montré menaçant », lit-on dans le rapport qui vient d’être rendu. (...)
À la rentrée de septembre, Philippe Delorme passera la main : le nouveau patron de l’enseignement catholique s’appelle Guillaume Prévost, il dirige le think tank éducatif Vers le Haut. Un énarque passé notamment par… le ministère de l’éducation nationale.