
Relocaliser l’industrie numérique, telle que la production de puces électroniques, est un leurre. Quartz, silicium, cobalt... viennent du Sud global. « Le numérique est une technologie impériale », résume notre chroniqueuse.
La journaliste Celia Izoard est l’autrice de La Ruée minière au XXIe siècle (Seuil, 2024), de Merci de changer de métier — Lettre aux humains qui robotisent le monde (Éditions de la Dernière lettre, 2020) et co-autrice de La machine est ton seigneur et ton maître (Agone, 2015). Elle a retraduit 1984 de George Orwell (Agone, 2021).
C’était un mot qui faisait souffler un vent d’idéalisme, un mot de contre-sommet plus que de journal télévisé : « relocaliser ». Dans les années 2000, les altermondialistes voulaient « relocaliser l’économie ». Défendre la menuiserie de bois local contre la production mondialisée d’Ikea, soutenir l’agriculture paysanne contre la monoculture d’exportation. Le monde entier était devenu la base logistique des multinationales. Relocalisation et coopération s’opposaient à ce libre-échange impérial qui permet d’obtenir de l’huile de palme d’Indonésie ou du soja d’Amazonie cultivé sur les terres ancestrales des peuples autochtones.
Mais en vingt ans, et plus encore depuis le Covid, « relocaliser » est devenu un mantra du patronat. Ce sont désormais les multinationales qui demandent à l’État de les aider à rapatrier certaines activités « stratégiques ». Entre-temps, le sens du mot a complètement changé. Le but est aujourd’hui de « sécuriser les chaînes d’approvisionnement » : aider l’industrie à avoir sous le coude matières premières et composants.
Imaginez qu’un missile tombe sur Taïwan où se trouvent les principales fonderies de semiconducteurs, ces puces électroniques présentes dans le moindre objet du quotidien (Il y en a 160 dans un téléphone, plus de 3 500 dans une voiture hybride [1]). Voilà qui mettrait à l’arrêt la production de voitures, de drones, de satellites, d’objets connectés et d’armement (la France étant le deuxième exportateur d’armes du globe). (...)
L’hégémonie occidentale est terminée. Il y a plusieurs empires en concurrence pour les ressources et les marchés. Tous veulent des métaux, des semiconducteurs, etc. pour produire peu ou prou les mêmes objets.
Dépendance à un vaste tissu économique mondialisé
C’est dans ce contexte que les députés européens ont voté en juillet 2023 le Chips Act. Objectif : produire sur le continent 20 % de la demande européenne de semiconducteurs. À Crolles, près de Grenoble, l’État va consacrer 2,9 milliards du Plan France Relance pour augmenter les capacités de l’usine STMicroelectronics, un groupe franco-italien dont le siège est en Suisse.
Une usine de semiconducteurs est-elle relocalisable comme la production de chaussettes, qu’on peut approvisionner en laine de brebis du causse d’à côté ? En quoi consiste la production de puces électroniques ? À cette question, le collectif Stop Micro a consacré toute une enquête, publiée en amont des rencontres organisées à Grenoble du 28 au 30 mars avec Les Soulèvements de la Terre.
Décrivant les étapes de la production d’une puce électronique, ce document d’une quarantaine de pages illustre « le degré de dépendance de l’industrie de la microélectronique à un vaste tissu économique mondialisé ». « Les produits made in France de ST sont en réalité de purs produits de la mondialisation capitaliste, et ne pourraient exister sans elle », conclut-il. (...)
En résumant beaucoup, disons qu’une puce électronique commence avec l’extraction de quartz dans une carrière puis sa transformation en silicium métal dans de hauts fourneaux. Pour atteindre le niveau de pureté de 99,9999999 % requis pour les semiconducteurs, il faut y ajouter de nombreuses étapes impliquant produits chimiques et hautes températures pour obtenir des lingots de silicium monocristallin ultrapur qui sont ensuite découpés en galettes très fines (wafers).
Ce n’est qu’à ce stade qu’interviennent les usines grenobloises. (...)
Ces usines « relocalisées » en Isère au moyen de milliards de subventions publiques ne sont donc qu’une étape parmi des dizaines d’autres, réparties sur toute la planète.
Autre exemple : une minuscule puce peut contenir des dizaines de métaux différents : arsenic, tantale, titane, antimoine, gallium…. Intel, le plus grand vendeur de semiconducteurs au monde, a travaillé pendant six ans pour retracer la provenance du cobalt qu’il utilise afin de comprendre s’il est extrait dans des zones de guerre en République démocratique du Congo. L’entreprise n’y est parvenue qu’en partie, alors que le cobalt n’est qu’un seul de tous les métaux utilisés.
« Une puce peut faire 2,5 fois le tour du monde » (...)
C’est la pax americana qui a rendu possible la Silicon Valley. Si cette domination mondiale n’avait pas existé, naturelle au point de passer pour « la fin de l’Histoire », si le monde n’avait pas été cet espace de libre-échange commodément organisé pour achalander les multinationales, il ne serait venu à l’idée de personne de numériser toutes les activités humaines.
Car au fond, est-il bien raisonnable de rendre une société entière dépendante, pour sa survie, d’un objet qui repose sur l’activité de centaines de mines aux quatre coins du monde, qui franchit en moyenne 80 frontières avant d’atteindre le stade du produit final ? Le numérique est une technologie impériale. Que devient-il quand l’empire vole en éclats ? (...)
Lire aussi :
– « De l’eau, des terres, pas des puces ! » : l’Isère mobilisée contre l’industrie microélectronique
Plusieurs milliers de personnes ont manifesté en Isère contre les agrandissements des usines de STMicroelectronics et de Soitec. Leur consommation d’eau et leur emprise foncière sont pointées du doigt par les opposants.
« No puçaran ! », « De l’eau, des terres, pas des puces ! » En ce dimanche ensoleillé, sous le regard du massif de la Chartreuse, des centaines de militants maquillés et déguisés scandent leurs slogans sur les chemins du village de Bernin, en Isère. L’objet de leur protestation : l’agrandissement des usines de Soitec et de STMicroelectronics, deux entreprises spécialisées dans la conception et la production des semi-conducteurs implantées dans la vallée du Grésivaudan, près de Grenoble.
Les semi-conducteurs, des composants utilisés pour fabriquer des micropuces, se retrouvent dans la plupart des objets connectés. Un collectif, STopMicro, s’est constitué fin 2022 pour protester contre la consommation gigantesque en eau potable des deux usines.
Deux ans et demi plus tard, la lutte s’est élargie à la question de l’accaparement des terres agricoles, alors que les deux entreprises mènent des projets conséquents d’agrandissement. En juin 2023, le gouvernement français avait officialisé une aide de 2,9 milliards d’euros pour l’agrandissement de STMicroelectronics. « J’ai grandi ici et cela fait trente-huit ans que je vois la vallée se goudronner », soupire Simon, père de famille.
La lutte menée par STopMicro rassemble désormais bien au-delà du collectif et de la vallée du Grésivaudan : les drapeaux des Soulèvements de la Terre, de la Confédération paysanne, du collectif contre les mégabassines des Deux-Sèvres Bassines non merci, mais aussi du Comité contre le Lyon-Turin (CCLT), du nom de la controversée ligne à grande vitesse en construction figurent dans le cortège. « On se rejoint sur les questions de l’eau, de l’accaparement des terres et des expropriations », analyse Luce, 25 ans, boulangère paysanne et membre du CCLT, le mât d’un drapeau posé à l’épaule. (...)
En marge de cette marche pacifique, le Comité essentiellement antipuces s’est introduit dans les locaux de l’entreprise Teledyne e2v, qui produit elle aussi des puces à Saint-Egrève, de l’autre côté de Grenoble. Ses grilles ont été coupées et son système télécom a été « désarmé ».
Les terres agricoles de plus en plus rares (...)
– (Editions du seuil)
La Ruée minière au XXIe siècle
Enquête sur les métaux à l’ère de la transition
Celia Izoard