
Un agriculteur se suicide tous les deux jours en France. Comment l’expliquer et comment réduire les risques ? « Le fait de ne pas gagner sa vie fait partie des facteurs », souligne la sociologue Dominique Jacques-Jouvenot.
(...) Dominique Jacques-Jouvenot : L’argument économique, le fait de ne pas gagner sa vie, fait partie des facteurs de sur-suicide. Mais d’autres facteurs reviennent régulièrement dans les entretiens menés avec les familles de suicidés. Les proches disent beaucoup : « De toute façon il avait peur de ne pas y arriver ».
Ce qui est ici en question c’est le rapport à l’école. On entre dans le métier en délaissant une part des savoirs qui, aujourd’hui, sont nécessaires pour faire fonctionner une exploitation : la comptabilité gestion et les demandes de subventions notamment. Beaucoup d’agriculteurs ne se sentent pas capables de faire face à tout ce travail administratif qu’ils appellent tous « la paperasserie ». (...)
L’autre aspect est que ceux qui se suicident sont plutôt sous-diplômés par rapport à la population des jeunes en formation. Ils sont aussi souvent sans conjointe ou sans femme à la maison – dans le cas où la mère est décédée par exemple. Or, ce sont elles qui, généralement, gèrent le fonctionnement de l’entreprise. Se retrouver sans personne pour faire ce travail administratif et être peu diplômé, sont deux éléments très importants dans le passage à l’acte. Sans parler des conflits intrafamiliaux : des pères qui ne veulent pas laisser leur place, ce qui fait que le jeune n’arrive pas à trouver la sienne, les difficultés de cohabitation entre belle mère et belle fille... Les facteurs sont pluriels. (...)
Les études montrent que le suicide des petits éleveurs est deux fois plus élevé que les grands céréaliers. Fait-on face à des inégalités sociales entre agriculteurs face au suicide ?
C’est évident. Il y a vraiment une différence dans les revenus, y compris dans la nouvelle PAC (politique agricole commune). Les gros exploitants sont 20 % de la population des agriculteurs à toucher 80 % des subventions européennes, ce qui est un facteur d’inégalités absolu.
La moitié des fermes françaises sont dirigées par des exploitants âgés de 55 ans ou plus. Cette période de la retraite et de l’éventuelle passation est-elle critique ?
Ne pas arriver à céder est un facteur de risque. Mais je le relativise avec une récente enquête que j’aie menée auprès des jeunes. Certes, il y a des situations de suicide car le fils n’a pas voulu reprendre. La question des filles est très particulière : elles sont d’emblée exclues de la succession s’il y a un garçon, dans les situations d’élevage en tous cas.
Ce que j’ai vu en revanche, ce sont des fils qui reprennent l’exploitation et qui n’ont pas fait d’étude. La mère s’occupe de l’administratif et le père donne ses ordres le matin, sans autonomie du fils, même si celui-ci a 40 ans. Lorsque ce dernier perd son père ou sa mère, le risque de suicide est très important.
Ce sont des fils désemparés quand il n’y a plus un des parents car il n’y a pas d’autonomie du tout. Ils n’ont jamais fait autre chose que ce qu’on leur disait de faire (...)
On est dans des schémas où le père décide et continue tant qu’il est en vie. Il faut trouver l’autonomie, c’est à dire être capable de faire quelque chose « à sa main » tout en partageant éventuellement l’espace de travail. (...)
. Ce que j’ai surtout vu, ce sont des isolés sans femme. Je pense à des jeunes qui arrêtent l’école pour reprendre l’exploitation familiale et ne trouvent pas d’épouse. C’est un vrai isolement d’être fils célibataire dans sa famille. Ce sont aussi des familles qui le plus souvent ne sont pas bien intégrées dans le village.
Lorsque la mère meurt, c’est un moment très critique. Quand on regarde qui fait le travail administratif, c’est toujours une femme. La profession n’est pas libérée du poids du lien entre famille et travail. C’est très vrai dans l’élevage, mais aussi dans d’autres filières comme la viticulture. (...)
l faut arrêter d’envoyer des rappels alors que les agriculteurs sont sous l’eau, qu’ils ne peuvent pas payer et qu’ils s’angoissent seuls chez eux. La MSA doit rencontrer les gens. On voit bien la différence entre le numéro vert de la MSA à qui l’on peut dire « si vous venez pas je me suicide », sans qu’il n’y ait personne au bout de fil parce que c’est vendredi, samedi ou dimanche ; et des gens comme Solidarité paysans qui vont chez des personnes pour voir ce qui ne va pas, aider à réorganiser les budgets, en étant complètement conscients de la solitude.
Lorsqu’on est rejeté d’un organisme qui est sensé s’occuper de nous, c’est très douloureux. Les institutions agricoles devraient être au service des gens. Ce n’est pas en rappelant sans arrêt aux gens qu’ils sont surendettés qu’on va les sortir de la difficulté.