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le Café Pédagogique
François Dubet et Marie Duru-Bellat : « L’emprise scolaire. Quand trop d’école tue l’éducation »
#ecole #education #enseignement #educationNationale
Article mis en ligne le 15 mai 2025
dernière modification le 20 octobre 2024

« Plus d’école n’a pas que des effets positifs » disent les sociologues François Dubet et Marie Duru-Bellat dans cet entretien au Café pédagogique. Dans leur dernier livre publié à la rentrée L’emprise scolaire aux éditions Presses De Sciences Po, ils dénoncent le poids de l’école qui mène à une instrumentalisation des choix scolaires et d’études. Dans un contexte de crises multiples de l’École, ce livre invite à une réflexion sur l’École à travers les critiques adressées à un système éducatif, à une culture scolaire dans une société de mise en concurrence. Ils rappellent qu’on demande toujours plus de l’école, or pour eux « plutôt que de tout attendre de l’école quitte à ce qu’elle déçoive toujours, peut-être faudrait-il admettre que l’école n’est pas seule à éduquer ».

Votre livre a un titre aux accents polémiques ou contradictoires, il s’intitule « l’emprise scolaire ». Allez-vous à rebours de l’idée d’école comme progrès ? Pourriez-vous commencer par définir ce que vous entendez par « emprise scolaire » ?

L’expression « emprise scolaire » fait penser spontanément au poids du diplôme pour trouver une place dans le monde professionnel et toute la société. Ce poids est réel, écrasant même, mais il y a plus insidieux : le diplôme sanctionne une scolarité plus ou moins réussie censée résulter de vos capacités personnelles, de votre mérite. Le diplôme signe donc votre valeur personnelle et ce que vous estimerez légitime d’avoir dans la vie. Il affecte la confiance en soi, l’assurance de connaissances et de capacités d’action supérieures à tous les autres moins diplômés, dont certains quittent l’école persuadés qu’ils sont « nuls ». Et cela vous suit toute votre vie durant.

Les parents ont bien compris cet enjeu, et ils vont tout faire pour que leur enfant décroche le diplôme le plus élevé possible, avec pour conséquence que la réussite scolaire devient le critère ultime, parfois obsessionnel, toujours très envahissant, d’une éducation réussie. (...)

Parce que la massification se traduit par des scolarités plus longues, dans un système qui s’est considérablement diversifié, les familles les mieux informées et les moins dissuadées par le coût des études sont à même de pousser leurs enfants plus loin, et le classement social reste quasi inchangé. Ces stratégies sont d’autant plus compréhensibles qu’il vaut toujours mieux être plus diplômé, plus que les autres : le taux de chômage des jeunes ou, à l’inverse, le salaire à l’embauche, s’ordonnent selon le diplôme ; ce rendement relatif du diplôme est même d’autant plus important que le nombre de diplômés s’accroît. Il faut donc s’éduquer plus que les autres pour gagner plus que les autres ! Cette visée instrumentale domine les scolarités : on apprend ou on choisit comme option ce qui va « servir » à aller plus loin. (...)

On comprend sans mal que les jeunes bacheliers qui, à la fin des années 1960, se plaçaient à hauteur de 70 % sur des emplois de cadres ou de professions intermédiaires alors qu’ils ne comptaient que pour 15 % d’une classe d’âge, ne puissent pas se placer de manière identique quand ils sont 80 % d’une génération, sur un marché du travail où l’on compte, en 2023, 24,6 % de professions intermédiaires et 21,5 % de cadres, soit moins d’un emploi sur deux. La concurrence est bien plus rude et les décalages inévitables. Le rapport global entre les flux de diplômés et les flux d’emplois qualifiés résulte de la dynamique de l’expansion scolaire, d’un côté, et de l’état du marché du travail et de la conjoncture économique, de l’autre. L’école n’a pas la main sur le marché du travail, et les métiers exigeant de très hauts savoirs académiques ne sont pas amenés à se développer davantage que ceux exigeant des compétences relationnelles ou personnelles (créativité, dynamisme…) qui ne sont pas garanties par de longues études.

Il n’en demeure pas moins que ce déclassement objectif est dur à vivre pour les jeunes, notamment quand ils découvrent que leur situation ne sera guère différente de celle de leurs parents malgré un investissement scolaire important. Cela dit, cette amertume est tempérée par les comparaisons que les jeunes peuvent faire avec leurs pairs, et sans doute de nouvelles normes se diffusent. Mais le coût psychologique et aussi financier de ce « plus pour avoir moins », interroge… (...)

L’éducation scolaire ne passe plus par les leçons de morale et d’instruction civique et la multiplication des modules consacrés aux valeurs de la République, à l’alimentation et à l’écologie ne peut s’opposer à une mutation profonde de la transmission quand décline l’autorité des institutions. Conformément aux perspectives de Dewey vieilles de plus d’un siècle, on apprend en faisant et en expérimentant, ce qui est très loin du modèle pédagogique français malgré l’imagination et l’enthousiasme de beaucoup d’enseignants.

Évidemment, les difficultés de recruter les enseignants, observées aussi dans les pays qui paient nettement mieux les enseignants que le nôtre, sont le symptôme d’une « crise de l’éducation » qui ne s’explique pas seulement par la nostalgie du monde d’avant. Alors que le métier d’enseignant est de plus en plus difficile et exigeant, nous avons partout le sentiment que l’école a du mal à instaurer ses valeurs alors même que, en France notamment, on attend de plus en plus de l’école.

Plutôt que de tout attendre de l’école quitte à ce qu’elle déçoive toujours, peut-être faudrait-il admettre que l’école n’est pas seule à éduquer et qu’il faudrait mobiliser d’autres acteurs à commencer par les mouvements d’éducation populaire, les médias, les associations et le net. On ne grandit pas seulement à l’école et l’éducation devrait être l’affaire de tous si l’on veut que les jeunes comprennent dans quel monde ils vivent et comment ils peuvent le changer.