
« Nous sommes assis sur une cocotte-minute qui ne demande qu’à exploser », écrivait la professeure Marie-Pierre Jacquard en février 2023 à sa hiérarchie pour dénoncer des faits relevant d’agressions sexuelles présumées commis par un collègue. La lanceuse d’alerte a été ignorée pendant presque deux ans. Deux ans de silence, de courriers restés sans réponse, d’alertes minimisées, de témoignages méprisés. L’affaire du lycée Pierre Bayen, à Châlons-en-Champagne, n’est pas qu’un scandale de plus : c’est une démonstration de mécanismes institutionnels agissant au détriment de la protection des enfants et des lanceurs d’alerte.
La lanceuse d’alerte met en lumière presque deux ans d’inaction, mais peut-être aussi plus de deux décennies de silences. « L’administration s’est trompée d’objet en se focalisant sur l’enseignante lanceuse d’alerte jusqu’à prendre une décision collective de ne pas la recevoir, ce qui a conduit à un préjudice » juge le rapport confidentiel de l’IGESR consulté par le Café pédagogique, à l’issue de l’enquête administrative sur les dysfonctionnements du lycée en juin 2024. Des élèves, des anciens élèves, une professeure ont non seulement parlé mais alerté. Dès lors, une question est toujours en suspens : quand la parole est libérée, comment agir, protéger et ne pas redoubler le préjudice subi par la violence du silence.
Retour sur deux ans d’alertes répétées, d’accusations graves et de dysfonctionnements (...)
la lanceuse d’alerte en est convaincue, si, comme elle, la direction avait « vu les yeux des élèves » alors elle aurait compris. Elle aurait perçu leur peur panique, compris les premiers silences gênés. C’est en les voyant que Marie-Pierre Jacquart s’est dit « c’est la catastrophe ».
L’association « Colosse aux pieds d’argile » alerte également en avril 2023 les ministères compétents, l’académie et le procureur de la République. Elle effectue un signalement en vertu de l’article 40 du code de procédure pénal avec quinze témoignages à l’appui. Ceux-ci évoquent : « la discrimination, l’humiliation, l’emprise, les intimidations et les menaces, les intrusions dans la vie privée, la trop grande proximité avec les élèves garçons, les propos et gestes déplacés, la sexualisation des cours et des corps des élèves et un comportement à connotation sexuelle », lit-on dans le rapport interne du ministère.
Un point de situation de la proviseure est fait au Dasen le 7 avril qui transmet au DRH. Le cabinet du recteur dit ne pas avoir été informé avant juin, soit deux mois plus tard, pour des raisons administratives, car le signalement aurait été fait au ministre des Sports. Le DRH ne fera pas suite, selon l’enquête interne qui interviendra plus tard, « pensant de façon erronée mais de bonne foi que l’inspection pédagogique avait été saisie ».
Le parcours de combattante de la lanceuse d’alerte (...)
Une demande de protection fonctionnelle… refusée
En grande souffrance, Marie-Pierre Jacquard accompagne ce courrier d’une demande de protection fonctionnelle qui reste sans réponse. Il dira aux auteures du rapport avoir été informé par l’inspection d’une situation de conflit interpersonnel, et conforté par la direction de l’établissement avec une possible instrumentalisation de la lanceuse d’alerte. Le recteur de l’académie Olivier Brandouy transmet au service juridique, précisant : « attention, terrain miné, me tenir informé ». Il n’y a pas de médiation, ni, audition, ni suite, ni enquête interne. (...)
Durant toute cette période, l’enseignant visé a continué d’enseigner, et a même accompagné un voyage scolaire en février 2023. Ce n’est qu’en septembre 2023 — plus de deux ans après les premiers signaux d’alerte — qu’il est suspendu après une plainte pour viol, avec entre-temps un changement de recteur. Le 28 septembre, un ancien élève est reçu par le DRH qui confiera à la mission d’enquête administrative interne un « témoignage des plus difficiles à entendre de [s]a carrière ».
Durant presque deux ans, les alertes n’auront pas suffi pour ouvrir une enquête ou des mesures par l’administration, et le suicide du professeur en décembre 2023 met fin à l’action pénale : neuf plaintes déposées par les victimes, pour viol, agression sexuelle, harcèlement sexuel et moral, sont classées par la procureure de Châlons-en-Champagne.
Une enquête administrative interne, enfin !
Une enquête administrative, « relative au traitement par l’administration des informations concernant un professeur du lycée Bayen de Châlons-en-Champagne (académie de Reims) » est alors diligentée, en février 2024, par la ministre Belloubet, dont le directeur adjoint de cabinet est … Olivier Brandouy, ancien recteur donc de cette même académie jusqu’au 30 août 2023, où il rejoint le cabinet du ministre l’Éducation nationale Gabriel Attal.
Pour les auteures du rapport interne de 34 pages, réalisé après 42 auditions, « les appels et indices parvenus sur plus de deux années justifiaient d’investiguer et d’informer. Pour la mission, en ne le faisant pas, la proviseure a manqué à ses obligations professionnelles […]la santé au travail est à considérer dans ses composantes physique et mentale. Ce dernier point pour la mission est à considérer eu égard au traitement de l’enseignante binôme par l’administration ».
Le rapport décrit « un professeur brillant et charismatique » : l’« aura intellectuelle », l’« influence dans le milieu culturel châlonnais » et institutionnel sont soulignées : Pascal Vey était professeur relais à la DAAC, conseiller à la DSDEN, et a participé à l’écriture du programme scolaire via l’Inspection Générale en 2018. Les inspectrices générales notent dans l’enquête qu’il « rayonne dans cette petite ville où ‘les ponts entre le milieu journalistique/politique et les enseignants conduisent les cercles locaux à investir fortement l’établissement ».
Pour la lanceuse d’alerte, pourtant, « tout le monde à Châlons savait ». Elle décrit une omerta dans le lycée. (...)
Mécanique de silence et absence de compassion
Cette mécanique de silence, de défiance envers les enfants comme les lanceurs d’alerte, abîmés par les récits et la lutte représente une violence supplémentaire. La lanceuse d’alerte est accablée malgré la gravité des faits exposés et de ses alertes. Des plaintes ont été ignorées durant des décennies, comme pour Bétharram, il n’y a pas eu de contrôle ou enquête. Pourtant fin des années 1990, des signaux existaient, l’enseignant avait une relation avec un mineur de 16 ans en classe de Première. Et ensuite ? Plusieurs témoignages disent s’en douter. En 2017, la proviseure du lycée sait qu’il reçoit des élèves à son domicile. La mission note qu’elle évoque au « DASEN de la Marne de l’époque la proximité de l’enseignant avec les élèves garçons ». Le rapport de la mission interne précise que « des liens de proximité de PV avec les cadres de l’Education nationale sont souvent mentionnés au cours des auditions ».
Le rapport interne confidentiel de l’Inspection générale de l’Éducation (IGESR) décrit un enchaînement de décisions erronées, une volonté constante de minimiser, de retarder, de protéger l’institution avant tout. Le comportement de l’enseignant a été non seulement banalisé mais le rapport constate une « absence surprenante de compassion vis-à-vis des élèves y compris a posteriori » de la direction de l’établissement, contrairement à celle exprimée vis-à-vis de l’enseignant qui s’est suicidé. Il n’y a pas eu de remise en question sur ses agissements, « aucun élément ne relevait d’agression sexuelle », selon la proviseure. Lors de l’audition, elle ne remet pas en question les décisions, « si c’était à refaire, je procèderai de la même manière » dit-elle.
Plainte pour non-dénonciation de crimes ouverte et en cours d’instruction (...)
En réponse à ces défaillances, le rapport de la mission parlementaire publié le 2 juillet 2025 propose la création d’une cellule nationale indépendante : Signal Éduc. Elle permettrait aux personnels et aux représentants de parents de signaler des faits hors de la voie hiérarchique — souvent vécue comme un obstacle. Toutefois, une réforme des dispositifs ne suffira pas sans changement profond de culture. Il faut former, sensibiliser, accompagner pour briser l’omerta et faire du signalement un acte de protection, non un geste suspect.
La phrase de l’enquête administrative interne « la mission estime que l’aura intellectuelle particulièrement brillante […] et le rayonnement de la section ont empêché, puis retardé une prise de conscience de la réalité », est écrite au passé : pourrait-elle s’écrire au présent ? La question n’est plus de savoir si l’institution a failli, mais pourquoi elle continue de le faire.