Pour fabriquer ses célèbres poêles anti-adhésives, Tefal a utilisé pendant des décennies un PFAS, une molécule chimique cancérigène pour l’homme. Aujourd’hui, plusieurs projets de réglementation visent l’interdiction de toute la famille des polluants éternels, mais l’industriel français s’est lancé dans une campagne de lobbying intense, comme le révèle une enquête de 30 médias partenaires, dont "Complément d’enquête".
(...) Cars affrétés et poêles à frire devant l’Assemblée
Printemps 2024, le groupe SEB appelle ses salariés à se mobiliser : une levée de poêles à frire secoue le parvis de l’Assemblée nationale. La direction a offert une journée de congé et affrété les cars. A la veille de son examen en séance plénière, syndicat et patronat réclament le retrait de la proposition de loi contre les (Nouvelle fenêtre)PFAS. Sans ces molécules, impossible de recouvrir les ustensiles de cuisine du revêtement anti-adhésif qui a rendu la marque célèbre, le PTFE, que l’on appelait autrefois le téflon.
Mais comme toutes les autres substances de la famille des PFAS, le PTFE est persistant dans l’environnement. Jusqu’en 2012, il contenait même une molécule classée cancérigène pour l’Homme, le PFOA, qui a contaminé l’environnement de Rumilly, en Haute-Savoie, où sont fabriquées les poêles Tefal depuis 1961. (...)
Dans l’hémicycle du Palais Bourbon, l’opération de communication ne passe pas inaperçue. "Ça a été des centaines de salariés qui ont passé la nuit dans le bus pour venir. Ça a été des écrans géants sur les camions. Les moyens mis en place étaient quand même extrêmement surprenants. Et malheureusement, ça a marché puisqu’on voit que les ustensiles de cuisine ont été épargnés à quinze voix près", dénonce Nicolas Thierry, le député écologiste qui a proposé la loi.
Des arguments avancés par Tefal et contredits par l’OCDE
En coulisses, le groupe SEB a cherché à influencer les parlementaires et même les ministères. "Complément d’Enquête" a ainsi obtenu des documents exclusifs envoyés par Tefal à Bercy, la veille des débats à l’Assemblée. Ils contiennent une compilation d’éléments de langages et d’arguments destinés à défendre le PTFE.
Dans le jargon, ce dernier est appelé un fluoropolymère. Dans son courrier à Bercy, Tefal assure que cette "catégorie" de PFAS est sans danger. Pour appuyer son argumentaire, l’industriel fait référence à l’OCDE et à des critères surnommés "PLC" (pour "polymer of low concern") prétendument validés par l’organisation intergouvernementale. (...)
"C’est faux", dénonce Martin Scheringer, chercheur en chimie de l’environnement à l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich (Suisse). "Ces critères n’existent pas, il s’agit donc d’une affirmation erronée qui n’est pas fondée sur la vérité ou la réalité". Entre 1993 et 2009, l’OCDE a bien étudié ces fluoropolymères via un groupe d’experts mais elle n’a jamais poursuivi ses travaux en raison de "lacunes" dans les données. C’est ce que l’organisme international nous confirme par mail (...)
Des éléments de langage dans la bouche d’un ministre et de parlementaires
Ces éléments de langages se sont pourtant propagés jusqu’au plus haut niveau politique, du pupitre de l’Assemblée nationale aux rangs du Sénat. Le 4 avril 2024, face à l’auditoire de parlementaires, les propos de Roland Lescure, ancien ministre de l’Industrie, font écho au mail de Tefal à Bercy (...)
La référence à l’OCDE a été reprise par certains députés à l’Assemblée, puis s’est frayé un chemin jusqu’au Sénat. (...)
"Le vrai sujet, c’est les responsables politiques. Rien n’oblige un responsable politique à s’aligner sur les éléments de langage des lobbies. On parle souvent de la responsabilité de lobbies, mais en fait, là, la vraie faute et la vraie responsabilité incombe aux députés", selon l’écologiste Nicolas Thierry. (...)
Le PTFE, sans danger ?
Pour étayer son argumentaire, le groupe SEB a fourni une longue liste de références scientifiques. En plus de mentionner parfois des rapports très anciens remontant à 1979, la plupart des études concernent souvent des applications du PTFE autres qu’alimentaires. Et ne s’intéressent qu’au fluoropolymère lors de sa phase d’utilisation (...)
Selon Pierre Labadie, directeur de recherche au CNRS en chimie de l’environnement, pour juger de l’innocuité des ustensiles de cuisine, il ne suffit pas de se focaliser sur le danger pour les utilisateurs, il faut "dézoomer". Et prendre en compte toutes les phases du cycle de vie du PTFE, c’est-à -dire sa production et son traitement une fois arrivé en fin de vie. "Dire que le PTFE ne présente aucun problème de toxicité, c’est une présentation tronquée de la réalité", explique le chimiste.
Si les industriels ont banni le PFOA pour fabriquer le PTFE depuis longtemps, "il y a toute une série de substances alternatives utilisées aujourd’hui", détaille Ian Cousins. "C’est un procédé très polluant, qui émet toutes sortes de substances, des gaz fluorés, mais aussi toute une gamme de PFAS encore inconnus aujourd’hui", ajoute le scientifique. (...)
Pour Martin Scheringer, c’est donc le caractère persistant de la molécule dans l’environnement qui est inquiétant. Ces micro-particules de PTFE sont quasi indestructibles dans le milieu naturel. (...)