
Autour du projet de « nouvelle capitale » du Sénégal se cristallisent les effets délétères d’une urbanisation et d’une industrialisation qui riment avec expropriation et pollution.
– L’air, l’eau, le sol, le sang… Dans les villes qui relient Dakar au nouvel aéroport situé à soixante kilomètres de la capitale, le long du nouveau Train express régional, tout est pollué. Au plomb, à l’amiante, aux cendres de charbon ou aux poussières de fer ou de ciment.
Sur la somptueuse plage de la commune de Bargny, souillée de façon visible par les couches et les merdes humaines et de façon invisible par des rejets toxiques de toutes sortes, les effets de l’industrialisation sans précaution et de l’urbanisation sans durée sont partout.
Au point que « même les baobabs sont tristes », explique Fadel Wade, un ancien commerçant né et grandi à Bargny, reconverti dans la lutte sociale et écologique face aux drames subis par sa commune, en montrant un arbre aussi majestueux que décharné. (...)
La surface des dizaines d’hectares destinés à accueillir le port a été d’abord déclarée d’utilité publique, privant des centaines d’habitant·es de leurs parcelles. Puis revendue au franc symbolique au privé qui fait depuis fructifier la revente.
Érosion de la côte
La jetée s’avance vers une immense usine à charbon, qui borde la petite ville à l’est et dont s’échappent des fumées et des cendres recouvrant en permanence le paysage. (...)
« Nous avions obtenu la fermeture de l’usine en 2020, en luttant de concert avec les femmes qui fument le poisson et travaillent sur la plage en aval de l’usine. Mais à notre grande surprise, le feu a été rallumé en 2022. Regardez le bâtiment flambant neuf, juste à côté. C’est une mosquée. Les propriétaires de l’usine ont acheté ainsi le silence des vieux et des imams. »
Autre catastrophe pour les habitant·es de Bargny, tout le long de la plage, les maisons à moitié détruites témoignent de l’ampleur de l’érosion de toute la côte située au sud de la péninsule du Cap-Vert aggravée par la construction du Port autonome de Dakar et les bouleversements climatiques. (...)
Avec la concurrence des bateaux de pêche industriels venus d’Afrique du Sud, de Chine ou d’Espagne, beaucoup des hommes de la famille n’ont plus de travail (...)
« Toutes ces nuisances et ces pollutions engendrent un retour de la tuberculose en raison de l’accentuation de la promiscuité sous l’effet du grignotage du territoire par les industries d’un côté et la mer de l’autre, déplore Fadel Wade. La commune compte 80 000 habitants et la croissance est vertigineuse, sous l’effet principal de l’exode d’autres habitants de la métropole chassés par la mise en place de nouvelles infrastructures dans le cadre du plan “Sénégal émergent” pour 2035. » (...)
Ce plan annoncé en 2014 par le président Macky Sall vise à conduire le Sénégal à marche forcée vers la « modernité » sans s’embarrasser des effets sur de nombreux territoires. (...)
L’année passée, environ un millier de jeunes de la commune de Bargny ont tenté de rejoindre l’Espagne par la mer. « Mais on est sans nouvelles depuis quatre mois d’une pirogue qui embarquait deux cents d’entre eux. Elle a probablement fait naufrage », poursuit Fadel Wade. (...)
Si l’on ne sort pas de l’autoroute, on peut avoir le sentiment qu’une ville est en train de sortir de terre. Au nord, le nouveau et gigantesque bâtiment des Nations unies, quelques ministères, le centre international de conférences Abdou Diouf, un hôtel 5 étoiles, un centre pénitentiaire en chantier, un data-center et des bâtiments flambant neufs destinés à piloter la gestion du pétrole et du gaz découvert récemment au large du Sénégal, installés à la place d’un projet utopique « l’université du futur africain », une pyramide inversée désormais détruite. Au Sud, le gigantesque stade de football Abdoulaye Wade, un centre de l’OMS, une zone commerciale… (...)
Mais dès qu’on sort de l’autoroute, les routes qui relient les bâtiments sont vides, ces derniers se fissurent et les mécontentements sourdent de partout. (...)
Cette urbanisation soudaine s’est accompagnée d’une augmentation vertigineuse des pollutions de toutes sortes (...)
Du fait du statut juridique particulier des terres sénégalaises, la nouvelle capitale en devenir peut s’étendre ainsi au détriment des paysans, mais aussi de propriétaires plus riches ou d’habitant·es qui avaient déjà abandonné la destination agricole de leurs terres mais espéraient les lotir pour leurs enfants ou les revendre dans le cadre d’une urbanisation parfois anticipée comme un effet d’aubaine. (...)
Un anthropocène accéléré
Dans la commune limitrophe de Sebikotane, les problématiques se ressemblent et les problèmes se cumulent. (...)
« On nous parle du “Sénégal émergent”, mais ce n’est plus qu’un mot énervant » (...)
En quelques décennies, on a vécu l’industrialisation à outrance et sans précaution, l’urbanisation complète d’un territoire rural sans préservation de l’écosystème et désormais la catastrophe sanitaire et sociale, mais aussi des formes de résistance inventives avec des mobilisations citoyennes inédites rassemblant des riverains, des médecins, des travailleurs, des militants écologistes et des chercheurs. » (...)