Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
Mediapart
Dans certains hôpitaux publics, « on vend les bijoux de famille » au privé
#hopitauxpublics #privatisations
Article mis en ligne le 24 avril 2025
dernière modification le 23 avril 2025

Faute de fonds pour investir dans du matériel lourd ou face aux difficultés de recrutement, des établissements cèdent la gestion d’une partie de leurs activités médicales à des acteurs privés. Des mécanismes critiqués par des soignants qui dénoncent des dérives.

Les multiples signalements n’ont servi à rien. Pendant des mois, un médecin sous contrat avec la polyclinique privée de l’Europe, qui exerçait entre les murs du centre hospitalier – public – de Saint-Nazaire (Loire-Atlantique), a refusé d’être arrêté. Les équipes qui l’entouraient avaient pourtant alerté leur hiérarchie, craignant que son état de santé de plus en plus dégradé ne soit incompatible avec ses missions. « Il est arrivé qu’on le retrouve à terre, alors qu’il était en plein acte nécessitant de la précision avec un patient », témoigne une soignante.

Finalement, en 2021, la direction de l’hôpital suspend ce praticien de ses gardes et astreintes, seules à relever de sa responsabilité. Mais voilà, le médecin continue d’assurer ses rendez-vous. Qu’est-ce qui a rendu cela possible ? Un groupement de coopération sanitaire.

Le principe de ces groupements, sur le papier, est simple : faute de pouvoir investir dans du matériel lourd ou recruter des médecins – en raison d’un statut parfois moins attractif que celui du privé –, certains hôpitaux publics confient la gestion d’un service à des groupements privés ou semi-privés, détenus à la fois par l’hôpital et par une structure privée comme la polyclinique de l’Europe à Saint-Nazaire. (...)

Pour plusieurs syndicalistes interrogé·es par Mediapart, l’exemple de Saint-Nazaire, que la direction de l’hôpital comme celle de la clinique se refusent à commenter, est le symbole d’une « perte de contrôle » du secteur public.

Car le centre hospitalier de Saint-Nazaire n’est pas un cas isolé dans le paysage hospitalier. (...)

Un service de radiologie « à moitié privatisé »

Ces groupements de coopération sanitaire (GCS) entre le public et le privé, peu connus, sont devenus presque communs. « En clair, des établissements privés peuvent acheter des parts de services de l’hôpital public », dénonce Carla Thibault, ancienne élue CGT à l’hôpital de Montfermeil (Seine-Saint-Denis), dont le service de radiologie a été confié pour moitié à un partenaire privé en 2020.

Le cas est loin d’étonner André*. Ancien président de la commission médicale d’établissement (CME) d’un hôpital public, il s’est battu pendant des années pour empêcher la mise en place d’un groupement de coopération, et ne digère pas le passage à un service de radiologie « à moitié privatisé ». Ce qui frappe le plus l’ancien médecin, c’est le « déséquilibre économique » qu’il y voit. « Dans les hôpitaux publics, la radiologie est un des services qui engendrent le plus de rentrées d’argent, et qui permettent d’équilibrer le reste », analyse le médecin. Alors, pour lui, ces groupements reviennent « à revendre au privé les bijoux de famille ». (...)

Selon une estimation réalisée par la direction financière d’un hôpital francilien que Mediapart a pu consulter, le manque à gagner pour l’établissement, contraint de partager une partie des gains avec son partenaire privé, s’élève à plus de 300 000 euros par an. (...)

« Iniquités » pour les patients

À Strasbourg, l’Institut de cancérologie (Icans) a aussi fait les frais de ce dispositif. Le partenariat entre les hôpitaux universitaires de Strasbourg (HUS) et le Centre Paul-Strauss (privé) a finalement viré au divorce. En cause : un déséquilibre financier du partenariat entre le CHU et son partenaire, un établissement non lucratif – que les révélations du Canard enchaîné sur le salaire net de son directeur (300 000 euros) ont participé à remettre en question.

Selon les révélations de Rue89 Strasbourg, pendant que l’Icans arrivait à tirer un excédent annuel de plus d’un million d’euros, les HUS devaient, eux, assumer un manque à gagner d’au moins 5 millions d’euros. La faute à « la facturation incomplète des coûts de prestations et de personnel mis à disposition » de l’Icans. (...)

Plusieurs chambres régionales des comptes ont soulevé dans leurs rapports des interrogations sur le fonctionnement de certains de ces groupements. Dans un rapport sur le centre hospitalier de Mont-de-Marsan (Landes), par exemple, la chambre de Nouvelle-Aquitaine s’étonne de voir que « si les membres du Groupement doivent en principe contribuer aux charges du Groupement à proportion des services qui leur sont rendus par ce dernier ou des activités auxquelles ils participent, toutefois, de convention expresse entre les parties, le Centre Hospitalier assume seul l’intégralité des charges du Groupement ». (...)

Dans un rapport publié en janvier 2024 sur la financiarisation de l’offre de soins, la commission des affaires sociales du Sénat s’est inquiétée de l’essor des groupements de coopération sanitaire. « Si ce nouveau modèle apparaît comme un outil de consolidation de l’offre de proximité et de recours au bénéfice des patients, il n’est pas toujours exempt de risques lorsqu’il conduit à conférer aux acteurs privés, parfois financiarisés, “un droit de veto” sur les projets hospitaliers », prévient la commission.

C’est ce qui a pu arriver à l’hôpital d’Auch (Gers). Plusieurs praticien·nes s’en souviennent comme d’une « expérience douloureuse ». Incapable d’investir dans des équipements de radiologie coûteux, l’hôpital public s’était allié avec un groupement de radiologues exerçant dans le privé. Mais des conflits dans la gestion quotidienne sont apparus. « Il a pu arriver qu’un patient urgent, physiquement dans les murs de l’hôpital, doive attendre que la vacation privée [le temps alloué au privé – ndlr] soit terminée », dénonce une médecin.

« Plus tard, nous n’avons pas pu déposer de demande d’autorisation à l’ARS [agence régionale de santé – ndlr] pour installer un autre équipement, car une des parties prenantes du groupement avait le pouvoir de la bloquer », pointe-t-elle. À l’époque, la direction de l’hôpital dénonçait aussi « des problèmes de fonctionnement du groupement d’intérêt économique ». Au point qu’il a été mis sous administration judiciaire, depuis 2020. (...)

Interrogée sur l’encouragement des institutions à créer de nouveaux groupements, leur nombre exact ou les garde-fous en vigueur, la Direction générale de l’offre de soins (DGOS) du ministère de la santé n’a pas répondu à Mediapart.