
Le soir du premier tour de l’élection présidentielle roumaine, un candidat d’extrême droite qui était donné à 1 % dans les intentions un mois plus tôt remporte le premier tour avec 22,94 % des voix. Dans la sidération générale, l’un des principaux journalistes et commentateurs politiques roumains déclare : « Ce soir, 24 novembre 2024, l’invasion russe de la Roumanie a commencé ».
La revue a eu accès et étudié les documents élaborés par les services roumains, ayant notamment servi à informer la décision du 4 décembre de la Cour suprême d’annuler les élections. On y découvre une opération d’une ampleur inédite menée par la Russie pour soutenir un candidat d’extrême droite proche de Poutine, en fragilisant les infrastructures démocratiques d’un État stratégique pour l’architecture de sécurité de l’Union.
Ces documents posent en creux une question existentielle pour nos démocraties. Est-ce la fin du temps de la naïveté ? (...)
1 — De la percée de Călin Georgescu à l’annulation de l’élection
Selon les services roumains, au mois de novembre la Roumanie a été ciblée par une campagne agressive, menée en contournant la législation électorale nationale contre les infrastructures démocratiques, en exploitant les algorithmes des réseaux sociaux. (...)
Le 4 décembre, après avoir consulté l’ensemble des documents élaborés par les services roumains, la plus haute juridiction roumaine a annulé les résultats du premier tour de l’élection présidentielle, en déclarant que l’ensemble du processus devait être recommencé. Depuis, la Roumanie se trouve dans une crise politique intense : des soutiens de Călin Georgescu ont été arrêtés alors qu’ils se préparaient à manifester lourdement armés. Entre-temps, des dizaines de sites web et de groupes Telegram coordonnés par la Russie tentent désormais de transformer Georgescu en martyr de la démocratie. (...)
2 — Un barrage d’attaques cyber contre les infrastructures démocratiques
Les services roumains affirment avoir répertorié plus de 85 000 attaques cyber plus ou moins sophistiquées
1
sur les infrastructures démocratiques du pays.
La plupart de ces cyberattaques ont visé les infrastructures électorales entre le 20 et le 26 novembre de manière coordonnée depuis 33 pays, utilisant des méthodes avancées d’anonymisation pour dissimuler leur origine.
Le mode opératoire et l’ampleur de cette campagne cyber pointent vers l’implication d’un acteur étatique. Selon les notes internes des différents services, l’implication russe est évidente. Parmi les preuves mobilisées : les identifiants d’accès à des domaines liés au processus électoral avaient été publiés sur des plateformes cybercriminelles associées à la Russie.
La Russie a depuis longtemps développé une pratique d’interférence électorale, particulièrement dans l’espace post-soviétique où ses manœuvres d’influence sont constantes. Depuis l’élection présidentielle américaine de 2016, ses actions hostiles envers l’Occident ont gagné en intensité et en complexité, se concentrant largement sur l’environnement en ligne. Cela s’explique par la difficulté d’établir un lien direct entre les opérations et leurs auteurs, ainsi que par l’adaptation des services russes qui ont abandonné les méthodes classiques d’influence pour privilégier le terrain numérique. (...)
3 — Arsenaliser la démocratie : TikTok comme arme
TikTok a été le principal vecteur pour réaliser la stratégie qui a porté à l’explosion de la candidature de Călin Georgescu.
TikTok est le réseau social le plus influent en Roumanie. (...)
Un utilisateur roumain de TikTok passe en moyenne 32 heures par mois sur la plateforme, plus de temps que n’importe quel autre utilisateur de n’importe quelle autre plateforme.
Selon les documents des services, dès novembre 2024, « plus de 100 influenceurs (totalisant 8 millions d’abonnés) ont été manipulés et mobilisés pour promouvoir la figure de Georgescu ».
- Une augmentation soudaine de la popularité des contenus vidéo liés aux hashtags promouvant Georgescu a été constatée entre le 13 et le 26 novembre, en allant jusqu’à porter le candidat à la neuvième position des tendances mondiales sur TikTok.
- Si la campagne s’appuyait sur un réseau nombreux de comptes (25 000 comptes très actifs deux semaines avant les élections, dont 797 créés en 2016 et restés inactifs jusqu’alors), aucune ressource technique partagée ou IP commune n’a été détectée.
- TikTok a reconnu l’existence de comptes manipulant les contextes électoraux et d’un réseau affilié à Sputnik visant des utilisateurs en Roumanie et en Moldavie. Ces comptes auraient été coordonnés en dehors de TikTok — via Telegram et Discord — par un acteur étatique utilisant des canaux alternatifs de communication.
Pour expliquer la viralité non-organique des messages du candidat, TikTok a reconnu aux autorités roumaines qu’il s’agissait d’une « mass guerrilla political campaign » et d’un cas de figure de « brute force attack in cybersecurity ». (...)
Des comptes TikTok prétendument affiliés à des institutions d’État roumaines ont diffusé des contenus favorables à Georgescu, induisant faussement un soutien institutionnel. (...)
4 — Un système massif de financement illégal
Selon les autorités roumaines, un financement illégal massif aurait été mis en œuvre d’une manière systématique et occulte pour soutenir la campagne de Călin Georgescu.
- Malgré sa déclaration officielle d’un budget électoral nul, plusieurs données montrent que des influenceurs sur TikTok ont reçu des paiements significatifs pour promouvoir le candidat, avec des sommes dépassant le million d’euros.
- Ces financements, fournis via la plateforme FameUp, incluent également des offres de la société sud-africaine FA Agency, qui proposait 1 000 euros pour diffuser un clip vidéo en faveur de Georgescu.
- TikTok a également confirmé que 381 000 dollars avaient été versés à des utilisateurs impliqués dans cette promotion, y compris après la date limite de la campagne, en violation des lois roumaines et des politiques de la plateforme.
- La campagne s’appuyait sur un vaste réseau de micro-influenceurs manipulés à leur insu. Ces influenceurs étaient rémunérés selon une formule de 400 RON pour 20 000 abonnés. (...)
Par ailleurs, des personnalités controversées, liées à des milieux extrémistes ou criminels, ont joué un rôle clef dans ce financement illégal. Certains membres de réseaux criminels ont non seulement participé financièrement, mais aussi publiquement à la promotion de Georgescu. (...)
TikTok, en catégorisant ces publications comme du contenu de divertissement, a permis leur large diffusion, manquant ainsi à ses propres politiques contre la manipulation électorale et accordant un avantage injuste au candidat.
5 — Le micro-influenceur comme arme tactique : retex de la guerre informationnelle d’Ukraine (...)
6 — La stratégie du Kremlin en Europe passe toujours par l’extrême droite
Un autre document consulté par la revue analyse l’intérêt de Moscou « pour l’amplification de l’écho de candidats pro-russes, d’extrême droite, anti-système, pacifistes et représentants de mouvements nationalistes ».
Selon le Kremlin, « l’extrême droite européenne est réceptive à Moscou et connaît une tendance ascendante en termes de popularité ». (...)
Les tactiques employées incluent la création de réseaux en ligne et de groupes sociaux pro-Kremlin, l’organisation d’événements culturels promouvant les valeurs russes, et la manipulation des réseaux sociaux à travers des techniques comme les deepfakes et la propagation de théories du complot. Ces efforts visent également à contourner les mesures occidentales et à exploiter des leaders d’opinion locaux pour diffuser des récits eurosceptiques.
Les objectifs de ces actions sont multiples : générer des craintes sur la sécurité, discréditer les autorités et les politiques européennes, renforcer les mouvements eurosceptiques et extrémistes, affaiblir le soutien à l’Ukraine, et alimenter le mécontentement social pour fragiliser la cohésion politique et sociale en Europe. Le schéma de diffusion, décentralisé, repose sur des comptes affiliés, des clones de sites web et des réseaux de trolls coordonnés.
7 — Le Kremlin et le front moldave
Les récentes élections en Moldavie — gagnées de peu par la présidente Sandu — ont vu le déploiement de techniques similaires pour influencer les résultats électoraux. (...)
La Russie continue de jouer un rôle central dans ces interférences, ciblant la Roumanie et la Moldavie comme des priorités stratégiques.
En Roumanie, en particulier, des cyberattaques sophistiquées ont été menées pendant le processus électoral, utilisant des méthodes d’anonymisation avancées et exploitant des vulnérabilités des systèmes informatiques. Ces attaques s’inscrivent dans une stratégie hybride plus large visant à affaiblir la confiance dans les institutions démocratiques, à diviser la société sur des questions clés et à réduire le soutien à des politiques pro-européennes et pro-OTAN. Cette approche souligne une volonté délibérée de déstabilisation régionale par Moscou. (...)
8 — Pourquoi la Russie s’attaque-t-elle à la Roumanie ?
La Roumanie est perçue par Moscou comme un État ennemi. Le Kremlin considère que le pays menace la sécurité russe par sa coopération avec l’OTAN et les États-Unis, cherche à résoudre ses problèmes économiques aux dépens de la Russie, et rivalise directement avec elle en République de Moldavie.
Cette campagne montre clairement que la Roumanie est devenue une priorité des actions hostiles russes qui incluent la propagande et la désinformation, soutenues par des technologies émergentes comme l’intelligence artificielle pour adapter des messages personnalisés. (...)
9 — La Russie dans le grand contexte de la « guerre informationnelle mondiale »
Cette série d’attaque contre la Roumanie s’inscrit dans un écosystème plus large et qui frappe dans des directions et sur des sujets différents — de l’élection américaine à la guerre de Gaza. (...)
Ces réseaux, sans tête officielle, difficiles à quantifier et à circonscrire, visent à faire remonter les contenus les plus à mêmes de mettre en défaut les positions occidentales — Sahel au Liban en passant désormais par la Roumanie. Parmi les tropes souvent utilisés, le « deux poids, deux mesures » ou « l’indignation sélective » sont régulièrement mis en avant à propos de la guerre de Gaza.
Comme le rappellent Antoine Jardin et Hugo Micheron :
« Dans la guerre mondiale informationnelle, les stratégies d’influence opèrent subtilement. Les récits employés ne sont pas toujours rattachables à la politique des pays en question. Ils sont souvent pensés de façon à être récupérables par d’autres communautés politiques et devenir viraux en leur sein. C’est ainsi qu’autour du conflit en cours au Proche-Orient peuvent s’amalgamer si facilement des enjeux de politique intérieure et extérieure. » (...)
10 — Le martyr de la démocratie
Depuis le 4 décembre, des dizaines de sites web et de canaux Telegram coordonnés par la Russie interviennent massivement en faveur de Călin Georgescu. C’est encore plus net depuis vendredi 5 décembre et l’annulation des élections présidentielles en Roumanie. Identifiés initialement par l’agence française Viginium, ces sites, regroupés sous le nom « Portal Kombat », agissent comme un outil sophistiqué de propagande pro-russe, en présentant Georgescu comme une victime du système politique et un défenseur des valeurs traditionnelles.
Ils publient du contenu anti-UE et pro-Georgescu, affirmant que l’annulation des élections était un « coup d’État » orchestré par des élites corrompues. (...)
Les canaux Telegram, tels que « Grup N3 » et « Țarigrad TV », jouent aussi un rôle crucial dans cette campagne, touchant des centaines de milliers d’abonnés. Ces groupes présentent Georgescu comme un leader authentique, souverainiste et opposé aux influences étrangères. (...)