
Nos smartphones et ordinateurs sont produits grâce aux métaux extraits notamment en République démocratique du Congo. Où la souffrance, les viols et la guerre sont légion, retrace Fabien Lebrun dans « Barbarie numérique ».
Nos « swipe » et nos « scroll » sur les écrans se transforment en rafales de kalachnikovs à 5 000 kilomètres de chez nous. On préférerait ne pas le savoir, fermer les yeux, se dire que cela nous dépasse. C’est pourtant bien l’envers de la révolution numérique vantée par tant de nos dirigeants, l’un de ses tabous les plus inavouables. En République démocratique du Congo (RDC), nos smartphones sont des armes de destruction massive. Nos gadgets numériques, toujours plus avides en métaux, sont la source de crimes contre l’humanité et de pollutions majeures.
Ce n’est pas le premier cri d’alarme sur le sujet. Déjà au début des années 2000, des journalistes dénonçaient le « sang dans nos téléphones portables ». Plus récemment, le journaliste Guillaume Pitron rappelait le poids réel de nos smartphones : non pas 150 grammes, mais 150 kilos de métaux rares extraits dans des conditions terribles. En début d’année, Reporterre alertait aussi sur « la nouvelle ruée minière » causée par la civilisation de l’écran.
Le numérique est né dans les entrailles de la RDC (...)
On parle de la souffrance de millions d’individus, de conflits armés, de « viols systématiques », d’une « violence inouïe » et d’une « barbarie structurelle » qui s’attaquent aux humains autant qu’aux écosystèmes. Pour dresser ce constat, fouillé et détaillé, l’auteur s’appuie sur moult rapports, livres, enquêtes journalistiques, augmentés de reportages qu’il a menés sur place pendant plusieurs semaines.
« Apple, Huawei, Tesla : même goinfrerie, même argent, même sang » (...)
En République démocratique du Congo, 6 millions de personnes ont été tuées depuis 1998 dans l’indifférence la plus totale — des conflits en partie liés à l’industrie extractive, selon l’auteur. Chaque année, 500 000 hectares de forêts sont ravagés au profit de mines qui viennent alimenter en grande partie l’industrie numérique. Cette dernière n’est pas née dans le ciel éthéré des idées, dans le garage de Steve Jobs en Californie ou dans les start-up de la Silicon Valley. Elle trouve son origine profonde dans la jungle inextricable de la RDC. Elle est liée à sa richesse qui est autant une malédiction. 80 % des réserves mondiales de coltan se trouvent dans ses entrailles. C’est un minerai indispensable à l’électronique et à la construction de nos tablettes et smartphones, sur lequel se ruent désormais multinationales sans scrupules, milices armées, mafias et dictateurs.
Le numérique est un « rapace géologique » (...)
« Le stade numérique du capitalisme »
« La sociogenèse du numérique » que retrace l’auteur n’a rien d’un joli conte. Elle rime avec pillages et ravages, s’enracine dans des siècles d’esclavage et de brutalisation des sociétés autochtones. La République démocratique du Congo en est une sorte de condensé, « d’un champ d’expérimentations les plus cruelles ». (...)
L’extraction minière actuelle hérite de la violence coloniale et de ses procédés, elle bénéficie de la déstabilisation des régimes et du mode de développement inégal construit au fil du temps. L’industrie numérique reproduit ces logiques et les exacerbe. (...)
La violence sert la concurrence commerciale
Pour y arriver, son industrie profite du chaos politique. On présente souvent la haine ethnique comme une des justifications des agissements dans le Nord-Kivu, mais c’est en réalité une vitrine. (...)
Les soldats deviennent entrepreneurs, les assassins négociants, tandis que les enfants travaillent dans les mines et que des femmes sont violées par milliers. En parallèle, les multinationales engendrent des bénéfices records. (...)
Il est urgent de briser « le fétichisme de la marchandise technologique » et de « discuter de la limitation, voire de l’arrêt de la production d’écrans sur laquelle repose l’accumulation de la domination et la puissance des Big Tech ». « Un front contre ces multinationales est primordial afin de limiter leurs pouvoirs jusqu’à leur démantèlement. »
Ne reste plus qu’à le construire pas à pas. L’initiative lancée par l’association Génération lumière qui a traversé la France cet été et rassemblé des centaines de personnes pour sensibiliser la population aux massacres générés par l’extractivisme est une première esquisse de mobilisation collective. La lutte à Échassières dans l’Allier contre la mine de lithium avec le mot d’ordre « ni ici ni ailleurs » en est un autre exemple. Qu’il s’agit désormais d’intensifier et de démultiplier.
Voir sur le site de l’éditeur :
Barbarie numérique
Une autre histoire du monde connecté
Fabien Lebrun
Préface d’Alain Deneault
Avant-propos de Denis Mukwege