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Mediapart
Comment le gouvernement Meloni tente de verrouiller l’information en Italie
#Italie #Meloni #information #libertedinformation
Article mis en ligne le 24 octobre 2024
dernière modification le 22 octobre 2024

Deux ans après son arrivée au pouvoir, l’extrême droite italienne a lancé une offensive sur plusieurs fronts contre la presse indépendante. Avec pour but d’imposer un récit dominant au pays lui assurant de demeurer au pouvoir.

(...) « L’air que nous respirons n’est pas un air pur. » C’est ainsi que Cecilia Anesi, journaliste indépendante italienne et cofondatrice du site d’investigation IrpiMedia, résume l’atmosphère qui entoure le journalisme dans la péninsule depuis l’arrivée au pouvoir de Giorgia Meloni, la première ministre d’extrême droite. Le sentiment est partagé par la plupart des journalistes d’opposition et d’investigation à Rome : le climat est pesant depuis deux ans et le sentiment d’insécurité est général.

« Les attaques contre les journalistes se sont multipliées depuis l’arrivée de Giorgia Meloni au pouvoir », dénonce ainsi Giovanni Tizian, journaliste au quotidien Domani, un titre spécialisé, lui aussi, dans l’investigation. « Le fait de ne pas accepter la narration officielle et de ne pas se contenter de lister les faits divers expose à l’offensive judiciaire du gouvernement », estime Giovanni Tizian. Cecilia Anesi, elle, parle de « chasse aux journalistes ».

À Rome, tout le monde convient – et rappelle – que les attaques contre la presse en Italie n’ont pas commencé sous Giorgia Meloni. On le verra, l’actuelle majorité utilise souvent des moyens qui ont été mis en place par les majorités précédentes – y compris celles de centre-gauche – depuis plus de trente ans. Mais comme le souligne le directeur adjoint du journal d’opposition Il Fatto Quotidiano, Salvatore Cannavò, il y a une nette « aggravation » de la situation avec ce gouvernement.

L’ONG Media Freedom Rapid Response (MFRR) a confirmé ce sentiment dans un rapport publié en juillet, en relevant qu’entre octobre 2022 et juin 2024, elle avait reçu 193 alertes sur l’Italie, soit pas moins de 118 de plus que sur la période de vingt-deux mois précédente. (...)

la volonté de contrôle des médias par le gouvernement prend des chemins multiples et redoutables.

Le premier d’entre eux, c’est le recours à l’intimidation par l’usage de procédures judiciaires. (...)

Le schéma est souvent le même : lorsque les journalistes envoient des demandes de contradictoire, la réponse systématique, notamment lorsqu’il s’agit de politiques de la majorité, est celle d’une menace de procès ou d’un dépôt de plainte. (...)

Même lorsque les procès sont gagnés par les journalistes – ce qui arrive dans l’immense majorité des cas –, les coûts liés aux procédures ne sont pas remboursés. (...) intenable pour les pigistes qui peuvent être tentés d’abandonner le métier, alors qu’en Italie, ils représentent l’essentiel des journalistes d’investigation. (...)

il y a une agence de presse, l’AGI. Connue pour son indépendance, elle est la propriété du groupe ENI, spécialisé à la fois dans les hydrocarbures et la production électrique, sorte de mélange de Total et d’EDF, dont le premier actionnaire est l’État italien. ENI a réalisé en 2023 près de 93 milliards d’euros de chiffre d’affaires. Autant dire que l’AGI, deuxième agence de presse italienne après l’agence publique ANSA, avec ses 22 millions d’euros de chiffre d’affaires, est anecdotique dans les comptes de ce géant de l’énergie. (...)

Mais à la fin de l’année 2023, les journalistes de l’agence apprennent qu’ENI a été approché pour un projet de rachat de l’AGI par Antonio Angelucci, un parlementaire de la Ligue, parti de Matteo Salvini affilié à la coalition au pouvoir. Celui-ci n’est pas un inconnu dans le monde des médias. À la tête d’un empire de cliniques privées à Rome et en Lombardie, il a racheté trois quotidiens de droite : Libero, Il Tempo et Il Giornale.

Ces trois titres sont connus depuis longtemps pour leur ton populiste et agressif. Libero multiplie les titres sensationnalistes, mais aussi les textes islamophobes, xénophobes et climatosceptiques. Il Tempo n’est pas en reste avec ses unes provocatrices. (...)

Dans le groupe Angelucci, l’éthique journalistique est optionnelle et l’indépendance n’existe pas. Les trois journaux ont toujours été des soutiens de la droite italienne et les journalistes pratiquent allègrement des allers-retours dans le monde politique. (...)

Forcément, les journalistes de l’AGI se sont fortement inquiétés à l’idée d’entrer dans un tel groupe éditorial. « Aucune agence de presse n’a jamais été la propriété d’un homme politique et nous n’avions aucune garantie quant à notre indépendance », souligne un journaliste de l’AGI sous couvert d’anonymat. Le contexte de la vente était suspect : l’agence avait amélioré ses résultats et ne représentait pas un poids économique pour ENI.

Pour le journaliste interrogé, il s’agissait évidemment « d’influencer la façon dont est produite l’information et donc le débat public », dans la mesure où l’AGI participe à la création de l’information « primaire » italienne.

L’histoire de l’AGI est aussi celle des conflits d’intérêts qui enserrent les médias italiens et le monde politique (...)

Pour faire face à cette attaque contre leur indépendance, les journalistes de l’AGI se sont fortement mobilisés. Ils ont manifesté et fait grève pendant deux jours fin mars. En mai, ils ont voté une motion de défiance à 70 % contre Rita Lofano. Depuis, la vente est en suspens. Mais, souligne le journaliste interrogé, les choses ne sont pas claires. « Nous ne sommes pas tranquilles, la situation est très pesante, parce qu’il y a une grande incertitude sur ce qui va se passer », explique-t-il. Une chose est sûre : en cas de vente de l’AGI, l’emprise médiatique du gouvernement sera encore plus forte.
La prise en main de la Rai

L’objectif de la coalition guidée par Giorgia Meloni est donc bien de dérouler un récit dominant visant à remplacer celui qui a présidé à la fondation de la République italienne en 1947 et qui a déjà été affaibli par le berlusconisme et la dérive sociale-libérale du centre-gauche de la Seconde République à partir de 1993.

En cela, ce récit a deux piliers. Le premier est structurel : il faut en finir avec les fondements de la Constitution italienne, celui d’une « République fondée sur le travail » et celui d’une « République fondée sur l’antifascisme ». Le deuxième est conjoncturel : il faut défendre l’idée d’un redressement national réussi par le gouvernement Meloni, là où les autres gouvernants ont échoué. Le journaliste de l’AGI cité ci-dessus souligne combien il est difficile aujourd’hui d’aller à l’encontre du triomphalisme gouvernemental, notamment en matière économique.

Or, pour le gouvernement Meloni, le lieu principal où ce récit doit être martelé et imposé, c’est la Rai, la radio-télévision publique italienne, un groupe immense et très ancré dans le quotidien des foyers italiens. Là encore, l’emprise politique sur la Rai n’est pas un fait nouveau. (...)

Le journalisme d’investigation, un ennemi politique

Certes, il reste des poches de résistance à la Rai. La principale est le magazine d’investigation « Report » de Sigfrido Ranucci sur Rai 3, une émission mythique qui a mis en cause de nombreux politiques, notamment de la majorité. Mais sa résistance, liée à sa popularité, a un prix. Entre mai 2023 et juin 2024, ministres et dirigeants de la majorité ont déposé pas moins de six plaintes contre le programme. (...)

Face à cette offensive, les journalistes se sont mobilisés et ont fait grève le 6 mai, malgré les pressions de la direction, qui a d’ailleurs été condamnée pour entrave au droit de grève. Mais la transformation de la Rai en « porte-voix du gouvernement », déjà engagée par les gouvernements précédents, semble inéluctable.

La situation du journalisme italien est donc alarmante et l’arrivée au pouvoir de Giorgia Meloni a clairement dégradé une situation où les gouvernements précédents avaient déjà attaqué la presse. (...)

La situation est-elle plus préoccupante qu’en France ? Par certains aspects, c’est indéniable, compte tenu du cadre légal très restrictif dans lequel évoluent les journalistes italiens. Mais il est également vrai que depuis quelques années, la prise en main d’une partie de la presse française par l’argent de capitalistes liés à l’extrême droite et la gestion autoritaire du pays par Emmanuel Macron ont conduit à une rapide dégradation de la situation.

En Italie comme en France, les gouvernements « centristes » et autoproclamés « libéraux » préparent souvent le terrain, et parfois même engagent la répression qui est poursuivie et aggravée par l’extrême droite. En cela, l’Italie est bel et bien un laboratoire d’une dérive dont la liberté d’informer est la victime expiatoire.