
La reconduction de Sébastien Lecornu à Matignon, cinq jours après sa démission, est stupéfiante parce qu’insensée. Le président de la République a définitivement renoncé à aligner ses décisions sur les aspirations populaires. Seule compte à présent la conservation du pouvoir.
Le pilote s’est enfermé dans le cockpit. Est-il encore lucide ? Emmanuel Macron a franchi un pas spectaculaire, vendredi 10 octobre, dans l’interminable fuite en avant qu’est devenu son second quinquennat. Cinq jours après sa démission, Sébastien Lecornu a été renommé premier ministre au terme d’un feuilleton rocambolesque. « J’accepte – par devoir – la mission qui m’a été confiée », a réagi ce dernier sur son compte X.
Il faut l’écrire en toutes lettres pour en réaliser la folie, pour que celle ou celui qui lira cela dans quelques années comprenne mieux l’incompréhensible : après trois défaites électorales, dont la dernière a mis ses soutiens en minorité à l’Assemblée nationale, et trois démissions gouvernementales, Emmanuel Macron a reconduit à Matignon l’homme qui venait d’en claquer la porte, un de ses soutiens les plus proches. (...)
L’Élysée se cache derrière les prérogatives constitutionnelles du chef de l’État : c’est à lui de choisir le premier ministre donc il le fait. C’est une vérité juridique autant qu’une absurdité politique. La légitimité que confère l’élection présidentielle n’est pas un toboggan dans lequel on peut se jeter à corps perdu tous les cinq ans. Ce qui est en cause ici ne relève pas de l’anecdote : c’est le consentement citoyen à la démocratie, c’est l’effectivité de la souveraineté populaire, c’est la vitalité même du fait démocratique.
Face à des questionnements aussi lourds, il est saisissant d’observer la légèreté d’un pouvoir ivre de lui-même. Après huit années passées à l’Élysée, Emmanuel Macron a méthodiquement rompu avec tout ce que son entourage comptait de personnalités fortes et de figures d’autorité. Les conseillers qui osent encore le contredire frontalement sont devenus rares, pour ne pas dire inexistants. « Il est de plus en plus autoritaire et sec pendant les réunions », constate même l’un d’eux. (...)
Un de ses conseillers les plus proches assurait à la rentrée : « Là, il va bouger, c’est sûr. Il sait qu’il n’a plus le choix. » Un ministre sortant du gouvernement Lecornu, il y a peu : « On sait tous que si on tombe, le prochain gouvernement, ça sera la gauche. C’est à leur tour. »
La gauche a eu les mêmes échos, au point de se prendre au jeu et de se mettre à y croire. Dans la journée de mardi, quand la rumeur d’une nomination d’Olivier Faure a circulé, beaucoup des soutiens du président de la République s’y résignaient progressivement. Pas le principal intéressé, qui n’a jamais cessé de croire qu’il pourrait garder la main. (...)
C’est le même sentiment de toute-puissance qui a présidé, le week-end précédent, à la constitution du premier gouvernement de Sébastien Lecornu. Les retours de Bruno Le Maire et d’Éric Woerth, le maintien de Rachida Dati, la reconduction d’une douzaine de ministres renversés : tout cela résulte directement de la volonté présidentielle. Seul et tout-puissant à la fois, déconnecté comme rarement un chef de l’État avant lui de la société et de ses réactions.
À ce niveau d’isolement, l’analyse dépasse le simple cadre de la politique. Sur BFM TV, vendredi soir, la députée européenne de La France insoumise (LFI) Manon Aubry a parlé d’un « fou furieux » pour désigner le président de la République. Un baron de la droite décrit, le plus sérieusement du monde, la « dérive pathologique » d’Emmanuel Macron, son « déni », son « isolement progressif », le « corps retranché » dans lequel il s’est « reconstruit une réalité »… On ne compte plus les ministres, les cadres, les élu·es de son camp à lâcher, comme une banalité : « Il est devenu dingue. »
L’affaire ne regarderait que lui si elle n’embarquait pas le pays tout entier dans l’abîme. (...)
Ce qui frappe aujourd’hui, dans tous les sens du terme, c’est la confiscation du pouvoir par quelques hommes désavoués par l’expression populaire et la représentation nationale.
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C’est la surdité d’un pouvoir à toutes les forces qui réclament, à l’Assemblée nationale comme dans le monde professionnel ou associatif, une respiration démocratique. C’est le refus absolu du président de la République à interroger sa légitimité autrement que dans le cadre rigide de la Constitution, à l’analyser dans ce qu’elle a de plus vivant, à en faire quelque chose d’éphémère, donc à perpétuellement reconquérir.
Beaucoup seront tenté·es de parier sur la chute rapide de Sébastien Lecornu pour ne pas s’attarder sur les conditions de sa – seconde – nomination. Le simple fait qu’elle ait été jugée possible par le pouvoir raconte, en plus de la déconnexion, le rapport coupable d’Emmanuel Macron aux aspirations populaires. Le risque est grand de les recevoir ensuite à la figure, comme un boomerang. À la fête foraine, le chamboule-tout n’est jamais loin du jeu de bonneteau.