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Mediapart
Bruno Retailleau, le ministre qui veut opposer le peuple et l’État de droit
#Retailleau #immigration #Constitution #EtatdeDroit
Article mis en ligne le 3 octobre 2024
dernière modification le 2 octobre 2024

En remettant en cause l’intangibilité de l’État de droit au nom de supposées attentes du « peuple souverain », notamment en matière d’immigration, le nouveau ministre de l’intérieur place un peu plus la France sur la voie des démocraties illibérales.

On ne pourra pas reprocher à Bruno Retailleau d’avoir dissimulé sa vision de sa nouvelle mission de ministre de l’intérieur. À peine installé Place Beauvau, il a multiplié les prises de parole dans lesquelles il a aligné la plupart des obsessions sécuritaires de la droite et de l’extrême droite.

Son intervention la plus remarquée, et critiquée, est sans doute celle publiée par Le Journal du dimanche samedi 28 septembre : « L’État de droit, ça n’est pas intangible ni sacré. C’est un ensemble de règles, une hiérarchie des normes, un contrôle juridictionnel, une séparation des pouvoirs. Mais la source de l’État de droit, c’est la démocratie, c’est le peuple souverain. »

Une saillie qui a provoqué l’indignation de nombre de juristes et défenseurs des droits. Ainsi, la Conférence des bâtonniers, institution regroupant les porte-parole des barreaux de France, « s’insurge contre de tels propos susceptibles de remettre en question l’un des fondements de notre République ». Et elle « rappelle que l’État de droit ne saurait en aucune circonstance être remis en cause et qu’il est à la fois intangible et sacré ». (...)

« Il n’existe pas de définition mathématique de l’État de droit, explique à Mediapart Stéphanie Hennette-Vauchez, professeure de droit public à l’université Paris-Nanterre. Mais on peut dire qu’il suppose que l’action publique est soumise au droit, que même si elle trouve sa source dans le vote, elle doit respecter un certain nombre de règles qui encadrent son exercice. L’État de droit suppose donc que l’exercice du pouvoir politique est conditionné. »

« Les propos de M. Retailleau n’ont tout simplement pas de sens, balaye de son côté Serge Slama, professeur de droit public à l’université Grenoble-Alpes. Il y a bien un rapport entre la démocratie et l’État de droit, et tout cela découle de la souveraineté populaire. Mais l’État de droit suppose que l’État soit soumis au droit, à des principes et des règles inscrits dans la Constitution. Donc, lorsqu’il met en cause l’État de droit, il remet en cause la Constitution ! »

Face à la polémique, Bruno Retailleau est bien revenu, dans un communiqué lapidaire diffusé mardi 1er octobre, sur ses propos. Mais plus pour les préciser que pour les démentir. Certes, le ministre reconnaît « qu’il ne peut y avoir de démocratie sans État de droit, sans que la puissance publique ne respecte le droit et les libertés ».

Mais, dès le paragraphe suivant, il reprend une antienne sécuritaire selon laquelle « la sécurité est la première des libertés » pour confirmer sa volonté de réviser la Constitution. (...)

De plus, ce n’est pas la première fois que Bruno Retailleau invoque la « souveraineté nationale », un argument qui pourrait sembler étrange au regard du score obtenu par son parti aux élections législatives. À l’occasion de son discours prononcé lors de la cérémonie de passation de pouvoirs, qui s’était tenue le lundi 23 septembre, il avait déjà affirmé sa priorité, « l’ordre », en affirmant que « cette demande ne vient pas des Français de droite ou de gauche mais de l’ensemble des Français ». (...)

Le concept gaullien de « majorité nationale » brandi par Bruno Retailleau est une référence à une conférence de presse donnée par le général le 9 septembre 1965 où, à trois mois de l’élection présidentielle, il donne sa vision des institutions de la Ve République. (...)

Serge Slama insiste : « L’article 3 de la Constitution est très clair : “La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum.” Et il ajoute : “Aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice.” Cela inclut Bruno Retailleau, qui n’est pas le représentant de la majorité nationale. »

L’immigration dans la ligne de mire

« L’intervention de M. Retailleau est déconcertante, pointe Stéphanie Hennette-Vauchez. Il met en opposition l’État de droit et la démocratie en supposant que la volonté populaire soit directement connaissable par lui. Il s’érige ainsi en détenteur de ce que serait cette volonté populaire. Or, ce qui était frappant dans son discours, c’est qu’on a l’impression que le contenu de cette souveraineté populaire se résume à l’immigration et que son but est de faire passer les mesures de la loi immigration qui avaient été retoquées par le Conseil constitutionnel. » (...)

dans une interview accordée dimanche 29 septembre à LCI, Bruno Retailleau a déclenché une nouvelle vague d’indignation en affirmant que « l’immigration n’est pas une chance » et en se plaignant d’« un maquis de règles juridiques » empêchant les autorités d’agir efficacement dans ce domaine.

« Ce qui est mis en cause plus précisément, c’est le droit européen, reprend Jacques Chevallier. Celui-ci empêcherait les autorités d’appliquer les politiques publiques qu’elles souhaitent. Mais ce que l’on critique alors, c’est tout simplement la hiérarchie des normes qui est inscrite dans la Constitution. » L’article 55 du texte fondamental de la Ve République affirme en effet que « les traités et accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois ».

Vers une réforme constitutionnelle ? (...)

« L’étape d’ensuite serait de la réformer elle-même par référendum pour y inscrire par exemple la préférence nationale, reprend Jacques Chevallier. Une étape intermédiaire serait de mettre en place ce que proposait Michel Barnier lors de la primaire de 2021 : un “bouclier constitutionnel” qui permettrait, au nom de la Constitution, de faire obstacle à l’application du droit de l’Union européenne en matière. Mais cela mènerait à affirmer la primauté du droit interne sur le droit européen et, pour dire clairement les choses, à sortir de l’État de droit. » (...)

« On risque d’aligner la France sur les démocraties illibérales telles que la Hongrie, qui affirme qu’il n’y a aucune norme supérieure au peuple, que la volonté politique est toujours supérieure et doit s’imposer sur l’État de droit », acquiesce Jacques Chevallier.

« Il faut également souligner qu’il s’agit d’un discours politique », formule Serge Slama. « Les critiques vont la plupart du temps invoquer l’immigration pour proposer par exemple de sortir de la Convention européenne des droits de l’homme, complète Stéphanie Henette-Vauchez. Mais jamais ils ne vont inclure dans cette souveraineté populaire la protection sociale ou l’augmentation des salaires. »