Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
l’OBS
« Aux yeux de certains élèves, une partie du programme est indécente, voire pornographique »
#education #enseignement #litterature #morale #religions
Article mis en ligne le 13 janvier 2024
dernière modification le 11 janvier 2024

L’écrivain Grégory Le Floch est aussi professeur de lettres. Il évoque, dans cette tribune à « l’Obs », sa difficulté croissante à aborder des œuvres jugées « immorales » par certains élèves.

Lettre à mes élèves d’hier, d’aujourd’hui et de demain

Quand j’avais votre âge, je souhaitais déjà devenir professeur car je savais que je m’épanouirais aux côtés de ceux qui ont l’âge des grands emballements, des grands enthousiasmes qui vous font plonger des mois durant dans les Rougon-Macquart ou les romans des sœurs Brontë. Etre professeur, c’est être dans le cœur de ce qui est important, dans le bouillonnement.

Mais parmi vous monte quelque chose qui m’inquiète et contre lequel je bute, quelque chose de bruyant et qui hurle : tout sera bientôt impossible. Je l’ai vu presque partout, dans tous les établissements où j’ai enseigné : une morale rabougrie et aveugle, qui n’est ni de votre âge ni de notre siècle. Nul besoin de fréquenter une école pour le savoir. Le phénomène est si important dorénavant qu’il est dans la presse depuis quelques années. Dernier événement en date : une professeure de français diffamée et accusée d’islamophobie, pour avoir montré un tableau du XVIIe siècle peint par Cavalier d’Arpin [de son vrai nom Guiseppe Cesari, NDLR] représentant Actéon qui surprend Diane et ses nymphes, nues, au bain.

Cet incident n’est pas anecdotique. Il témoigne d’un mouvement profond qui transforme le rapport de certains élèves à l’art. Ce changement, je l’ai moi-même observé dans mes classes au cours de mes treize années d’enseignement au collège et au lycée. Pour que ceux qui n’ont pas un lien concret et direct avec l’école d’aujourd’hui sachent réellement de quoi je parle, voici quelques faits bruts qui me restent en mémoire :

Je montre un épisode d’une série documentaire (« les Grands Mythes » narrés par François Busnel) : des élèves se cachent les yeux aussitôt qu’apparaît à l’écran le dessin d’une déesse nue. Sur leur visage : indignation et dégoût.

Des élèves de terminale m’expliquent dans leur dissertation qu’ils regrettent que Flaubert n’ait pas été condamné lors de son procès de 1857 pour outrage aux bonnes mœurs. S’ils le pouvaient, ils interdiraient aujourd’hui « Madame Bovary ». (...)

Une obsession de la pureté

Que me disent ces élèves pour justifier leur réaction ? Le sujet de l’œuvre étudiée est tout simplement et incontestablement immoral. Il heurte leur sensibilité, leur pudeur, leur religion. Etais-je donc insensible, impudique et dévoyé, moi qui lisais ces œuvres au même âge qu’eux ?

Autre fait parlant : la première fois que l’on m’a confié des terminales littéraires, j’ai voulu leur faire découvrir les grands musées parisiens. Le projet reposait sur le volontariat. Rien de formel : tout était libre. Nous avons commencé par l’Institut du Monde arabe, mes élèves furent au rendez-vous et ce fut un succès réjouissant. La conversation après la visite m’a montré des élèves curieux et intéressés. La semaine suivante, au tour du Musée d’Orsay. Mais à l’heure convenue, il n’y eut qu’une maigre poignée d’élèves (dans mon souvenir, deux). Le lendemain, en classe, j’eus l’explication : ils avaient vu sur internet que le Musée d’Orsay exposait des statues de femmes nues. Rédhibitoire.

Ces élèves n’étaient ni insolents ni perturbateurs, ils avaient même un assez bon niveau. Mais face à ce refus de voir et de lire, j’avais beau argumenter, expliquer qu’il s’agissait de représentations et de fictions, j’échouais systématiquement. A leurs yeux j’étais perdu, perverti. (...)

Je me souviens qu’une élève de terminale est venue me trouver à la fin d’un cours sur le surréalisme pour me dire qu’elle priait pour moi. Mon âme était condamnée. La leur était sauvée.

Mais dans ma chute en enfer, je comprenais certaines choses.

Il y a parmi ces élèves une obsession de la pureté et, de facto, de la souillure qu’ils traquent partout, même où elle n’est pas. On ne doit, selon eux, ni penser le corps ni penser son langage particulier. L’idéal dont ils rêvent : un monde expurgé de tout désir apparent. Les conséquences sont considérables. Pour moi, c’est la censure. Pour eux, c’est bien pire : une négation du corps, un refoulement du désir, une incapacité à se comprendre soi-même. Qu’adviendra-t-il de ces jeunes femmes et jeunes hommes vivant avec un tel impensé de ce qui bouillonne en eux ? La littérature n’est-elle pas tout occupée à fouiller, modeler, éclairer les forces étouffées qui nous travaillent ? N’est-ce pas grâce à elle que nous parvenons à mieux nous comprendre, à mieux nous maîtriser ?

Leur bigoterie est redoutable car elle n’est ni honteuse ni dissimulée. Elle se revendique fièrement, bruyamment. Ce refus de voir et de lire est bavard, il dit : « Je suis pur et vous êtes corrompu. » (...)

ce qui m’alarme est ce nouveau rapport à la littérature qui s’installe : littéral, religieux, refusant l’interprétation. La littéralité signifie la mort de la littérature. Pour ces élèves, ce qui est écrit doit être vrai et se donner pour modèle aux lecteurs. (...)