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Orient XXI
Algérie. Le Pen et le poignard
#guerredAlgerie #tortures #laQuestion #LePen
Article mis en ligne le 5 août 2025
dernière modification le 2 août 2025

Dans son numéro 48 de l’été 2025, La Revue Dessinée consacre un long récit graphique à l’enquête de la journaliste Florence Beaugé sur le cofondateur du Front national et son lien avec la torture en Algérie, ainsi qu’au procès en diffamation que ce dernier lui a intenté. À travers une arme aux insignes nazis, gravée du nom de son propriétaire et retrouvée dans une cuisine à Alger en mars 1957 — puis conservée pendant plusieurs décennies par la famille d’une victime — s’entremêlent histoire coloniale et mémoire familiale.

C’est l’un de ces récits enfouis dans les interstices de l’Histoire, là où les archives se taisent et où les témoins, longtemps, n’osent parler. L’histoire d’un objet, minuscule et massif à la fois, qui a traversé les décennies comme une mémoire d’acier : un poignard cérémoniel nazi, gravé du nom de Jean-Marie Le Pen, oublié en 1957 dans la Casbah d’Alger au lendemain d’un interrogatoire mortel — et réapparu plus de quarante ans plus tard dans un procès pour diffamation intenté par l’ancien leader du Front national, mort le 7 janvier 2025.

Le récit graphique Le Poignard d’Algérie, écrit par la journaliste Florence Beaugé et illustré par Aurel, retrace une affaire restée taboue pendant plus d’un demi-siècle. Il mêle enquête judiciaire, témoignages familiaux, reconstitution historique et travail graphique minutieux. Au centre du récit : un objet-symbole, et avec lui, une page de l’histoire coloniale française que certains auraient préféré garder dans l’oubli.

(...) Cette nuit-là, c’est la maison d’Ahmed Moulay, artisan-électricien de 42 ans et militant nationaliste présumé, qui est ciblée. Les soldats débarquent à 22 h. Parmi eux : un jeune officier qui va avoir bientôt 29 ans, récemment promu au 1 er régiment étranger de parachutistes. Il s’appelle Jean-Marie Le Pen.

Selon les témoignages recueillis plus tard par la famille et le Père Nicolas, un prêtre catholique témoin indirect de l’affaire, Ahmed Moulay est torturé sur place, devant sa femme Rania et ses enfants. Noyades simulées, électrocution, coups répétés : un traitement que l’on appelait alors pudiquement « la question » et qui donnera son titre au livre témoignage de Henri Alleg publié par les éditions de Minuit avant d’être interdit et republié en Suisse. Ahmed meurt sur le sol du salon. Le communiqué militaire évoquera, comme souvent, une tentative de fuite et un « échange de tirs avec des terroristes ». (...)

Dans les heures qui suivent le départ des militaires, Mohamed, 12 ans, le fils ainé d’Ahmed Moulay, découvre un objet tombé au sol près de l’entrée : une ceinture de toile kaki à laquelle est attaché un poignard noir au manche en bakélite. L’objet est étrange, inquiétant. Sur le fourreau, une inscription gravée dans le métal : « J.M. Le Pen — 1er REP ».

Mohamed cache l’arme, instinctivement. Derrière le compteur électrique, là où personne ne pensera à chercher. Les gendarmes reviendront deux fois, fouillant la maison de fond en comble. Ils ne la trouveront pas. Le poignard, détaché de sa ceinture, est ensuite glissé dans un buffet, entre les assiettes et les photos de famille. Il y restera plus de quarante ans.

La veuve, Rania Moulay, tente dans les jours qui suivent de porter plainte. On l’éconduit. Un prêtre catholique, bouleversé par ce qu’il a appris, tente d’alerter les autorités civiles. La gendarmerie ouvre une « enquête préliminaire » — qui ne débouchera sur rien. Le dossier est vite refermé. Classé sans suite. (...)

L’enquête et le procès

Le tournant survient dans les années 2000. Florence Beaugé, journaliste au Monde, enquête depuis plusieurs années sur les pratiques de torture pendant la guerre d’Algérie. Elle recueille des témoignages, confronte les silences de l’institution militaire, cherche les preuves matérielles que beaucoup croient effacées.

C’est dans ce contexte qu’elle rencontre Mohamed Moulay. L’homme, quinquagénaire discret, lui parle de son père, de ce matin de mars 1957 et du couteau. La journaliste gagne sa confiance. Il lui remet l’objet. Elle le fait expertiser : un poignard de cérémonie des Jeunesses hitlériennes, fabriqué en Allemagne dans les années 1930. (...)

L’enquête est publiée dans Le Monde en deux temps : le 4 mai 2002, veille du second tour de l’élection présidentielle qui oppose le cofondateur du Front national à Jacques Chirac, puis en juin 2002, veille des législatives. Elle désigne Jean-Marie Le Pen comme responsable d’actes de torture durant la guerre d’Algérie. En 2003, celui-ci attaque Florence Beaugé et Le Monde pour diffamation. Lors du procès, le poignard est présenté comme pièce à conviction. Non comme une preuve directe d’un crime précis, mais comme l’indice matériel d’un engagement, d’un contexte, d’une scène longtemps tue.

L’affaire fait grand bruit. Des anciens appelés témoignent. Des experts confirment l’origine et l’ancienneté du poignard. Le Pen perd son procès. Ce que les mots seuls ne parvenaient pas à imposer dans l’opinion, une lame gravée le fait vaciller.
Une peur persistante à l’égard de la France

Contactée par Orient XXI, la journaliste Florence Beaugé dévoile pour la première fois les coulisses de l’affaire du poignard nazi ayant appartenu à Jean-Marie Le Pen. Ce témoignage rare éclaire d’un jour cru la mémoire encore vive et les blessures toujours ouvertes entre l’Algérie et la France. Elle nous raconte ainsi comment, à la veille du procès, la peur et la méfiance ont failli tout faire basculer (...)

Le Poignard d’Algérie
Texte de Florence Beaugé et dessins de Aurel
Paru dans le n° 48 de la Revue Dessinée (juin 2025)