
Spécialiste de l’instrumentalisation de l’histoire à des fins idéologiques, William Blanc se penche sur la généalogie des idées distillées dans les spectacles historiques, notamment soutenus par le milliardaire Pierre-Édouard Stérin. Entretien.
(...) William Blanc :
Vercingétorix, Clovis, Charlemagne, Napoléon, Charles de Gaulle… Ce qui met la puce à l’oreille, c’est que dans ce type de spectacles, ce sont toujours les grands hommes qui font l’histoire. Jamais le peuple ni les femmes – à l’exception notable de Jeanne d’Arc. Le collectif n’est que rarement mis en avant comme « moteur » des événements. Ce sont toujours des leaders ou des guerriers qui feraient bouger les choses. Ce qui est factuellement faux.
Le second point est condensé dans cette citation de Suzanne Citron [historienne, pionnière de la déconstruction du roman national, ndlr] : « La France est toujours déjà là » dans ces spectacles. En effet, ils omettent que l’idée de nation fluctue selon les époques. L’exemple le plus parlant est celui des Gaulois. Durant cette période historique, le territoire sur lequel nous vivons n’était pas un État-nation : il était peuplé de nombreux groupes. Vercingétorix est un personnage clé de ces spectacles célébrant une France éternelle. Pourtant, à l’époque de Vercingétorix, la France n’existait pas.
Dernière idée très récurrente : notre pays serait en déclin et attaqué par des ennemis de toutes parts. Là, on est dans la droite lignée des sons et lumières du Puy du Fou. Le point de rupture serait la Révolution française. Elle aurait précipité la France dans la décadence. Les ennemis intérieurs sont souvent représentés par des élites corrompues, auxquelles s’opposerait un chef qui défendrait les intérêts du « bon peuple de France ». Les ennemis extérieurs, ce sont tout simplement les barbares. C’est un récit complètement maurrassien, qui rejoue l’opposition entre le pays légal (les élites, la République) et le pays réel (la nation, la société civile). (...)
Comment cette instrumentalisation de l’histoire sert des idées réactionnaires ?
En créant des parallèles avec la société actuelle. Pour les penseurs d’extrême droite, la France est en danger. Elle doit toujours se battre contre des ennemis intérieurs, qui ne représenteraient pas les intérêts du « vrai peuple ». Ce sont, selon eux, les « wokistes », les « féministes » ou les « islamo-gauchistes ». Elle serait également envahie par des ennemis extérieurs. En l’occurrence, aujourd’hui, les personnes issues de l’immigration.
Autre parallèle : la célébration des grands hommes. Dans leur interprétation de l’histoire, la société française serait par nature hiérarchisée et appellerait de ses vœux un homme providentiel pour la diriger. Cette vision sert les intérêts des entrepreneurs, grandes fortunes ou familles nobles qui organisent ces sons et lumières. Elles appuient leurs positions sociales. (...)
Mais ça ne s’arrête pas là. Ces spectacles fantasment aussi souvent, les grandes heures de la monarchie. Il y a l’idée qu’on a besoin d’un homme fort, qui peut gouverner sans contre-pouvoir, pour sauver la France de ses ennemis. (...)
L’Action française a toujours utilisé l’histoire comme un outil politique, cherchant à contrer l’histoire scientifique. Elle l’instrumentalise pour montrer que la France serait par essence monarchiste. Depuis le début du XXe siècle, l’AF met en avant le récit d’une nation française dont les racines seraient catholiques, ce qui lui permet alors d’exclure les juifs, les protestants, et à présent les musulmans de l’histoire de France. (...)
Ce n’est pas un hasard si aujourd’hui, ces spectacles historiques convient sur scène des saints ou des monuments comme Notre-Dame de Paris. Leur récit sous-entend que si on n’est pas catholique, on n’est pas vraiment français. (...)
Le quinquennat de Nicolas Sarkozy a aussi été un tournant pour les adeptes de cette histoire identitaire. Il ne faut pas oublier que Sarkozy a été élu avec l’aide du maurrassien Patrick Buisson, qui obtiendra en contrepartie la direction de la chaîne de télévision Histoire ; c’est le moment où de nombreuses figures monarchistes émergent et distillent leur vision de l’histoire sur des heures de grandes écoutes : Stéphane Bern, Lorànt Deutsch, Franck Ferrand… C’est aussi à ce moment-là qu’Éric Zemmour commence à publier ses livres d’histoire et que le Puy du Fou prend une ampleur nationale.
Comme les metteurs en scène de ces spectacles historiques (La Dame de pierre, Murmures de la cité, etc.), ces figures médiatiques cultivent un fort attachement au patrimoine. Pour eux, le bâti patrimonial doit être mis sous cloche, car il exprime les valeurs d’une France éternelle. Ce qui est un non-sens total. Notre-Dame de Paris n’a par exemple pas cessé d’être modifiée depuis sa construction. Elle a même largement été refaite au XIXe siècle. Cette vision tronquée du patrimoine est partagée par les élus du Rassemblement national. Dans leur programme, ils parlent d’une « histoire pétrifiée ». Le patrimoine ayant pour le parti, une « place majeure dans le programme de redressement moral du pays ». (...)
Ce qu’il ne faut pas oublier, c’est que ces entrepreneurs du roman national ne se sont pas lancés dans le spectacle historique uniquement pour des raisons idéologiques. Il est aussi question d’argent. Lors de périodes de crise (économique, sociale, écologique, etc.) comme celle que nous traversons, il est difficile de se projeter dans un futur glorieux. La nostalgie devient un produit commercial. Elle se vend bien et pousse de nombreux habitants à s’investir dans ces sons et lumières. En effet, ces spectacles historiques font payer leurs entrées et fonctionnent en grande partie, comme le Puy du Fou, sur le travail bénévole.
La vision de l’histoire qui est proposée dans ces spectacles est attirante, car simpliste, et je peux comprendre que ça séduise le public. (...)
Leur attachement affiché au patrimoine leur confère également une légitimité auprès des pouvoirs publics. Les associations qui produisent ces mises en scène disent faire un travail de transmission tout en mobilisant la société civile. (...)
Ce qui leur permet d’être subventionnés pour ces spectacles. Beaucoup de fêtes de villages jouent aussi sur cette nostalgie, mais sans arrière-pensée. Ce n’est pas étonnant de voir que « Les plus belles fêtes de France », label également financé par Pierre-Édouard Stérin, s’immiscent dans ce secteur. J’ai en tête des défilés de vieux tracteurs lors de ces foires, qui font appel à un imaginaire nostalgique des Trente Glorieuses et des années De Gaulle. Ce ne sont pas à l’origine des spectacles d’extrême droite, mais ils sont très facilement récupérables par leur discours.
C’est parce qu’il y a désinvestissement des pouvoirs publics que ces sons et lumières prospèrent partout en France ?
Oui, totalement. Depuis une dizaine d’années, on voit de plus en plus de vidéos de vulgarisation historique de très bonne qualité apparaître sur internet. Mais, le secteur manque cruellement de moyens. (...)
Tant que les pouvoirs publics n’investiront pas, il y aura des acteurs privés d’extrême droite pour combler le vide. (...)
même si le roman national est l’apanage des identitaires, on trouve des figures de gauche qui instrumentalisent l’histoire pour elles aussi créer leurs propres romans nationaux.
Par exemple, Pacôme Thiellement sur Blast. Il raconte une histoire qui plaît à de jeunes militants, en essayant par exemple de prouver que Jeanne d’Arc est une figure féministe et décoloniale. C’est historiquement faux. Je ne pense pas qu’user des mêmes outils que l’extrême droite, que tordre l’histoire au service de valeurs progressistes, soit une solution. Tout comme de vouloir créer, comme certains le demandent, un « Puy du Fou de gauche », ce qui reviendrait à dire que chaque camp à le droit de créer sa propre vision du passé dans son coin, au mépris des réalités historiques. (...)
(...)