
À bord d’un navire humanitaire en mer Méditerranée, InfoMigrants a pu constater les conséquences des restrictions imposées par le gouvernement italien aux ONG de sauvetage en mer.
(...) Pas de nourriture, pas d’eau
L’équipe du ResQship commence par distribuer des gilets de sauvetage aux passagers de l’embarcation en détresse. Les plus vulnérables, dont deux nourrissons et une femme enceinte, sont transférés vers le Nadir en priorité.
Le groupe de migrants explique être à la dérive depuis six jours. Ils avaient presque atteint l’île italienne de Lampedusa lorsqu’ils sont tombés à court de carburant. Un jeune homme d’Afrique de l’Ouest parle d’une violente tempête, d’un déferlement de vagues, du manque de nourriture et d’eau.
"Certains étaient tellement désespérés qu’ils ont sauté à la mer, confie-t-il. Des passagers ont affirmé qu’un signal d’alarme se déclenchera et que les secours arriveront si certains se jettent dans l’eau." De telles fausses informations peuvent s’avérer fatales. D’autres expliquent que des passagers ont tenté de pousser le bateau à la nage. (...)
Le Nadir va secourir 28 personnes lors de l’opération. À bord du navire, beaucoup présentent des brûlures causées par le mélange d’eau de mer salée et de carburant. Ces blessures, lorsqu’elles ne sont pas traitées, peuvent causer des douleurs chroniques. Les brûlures profondes peuvent même être mortelles. (...)
Alors que le Nadir se dirige vers Lampedusa, de nouveau appels à l’aide brisent le silence : "À l’aide, nous sommes en train de nous noyer !"
Des personnes s’accrochent à des chambres à air gonflées. Il s’agit, selon les migrants secourus une demi-heure plus tôt, des passagers de leur bateau en détresse et qui avaient sauté à l’eau.
L’équipage repêche douze autres personnes, toutes épuisées et très affaiblies par le froid. À ce moment-là, quatre passagers sont toujours portés disparues. (...)
Un second navire de sauvetage privé se joint aux recherches, ainsi qu’un avion de reconnaissance d’une ONG. En revanche, aucune unité de sauvetage des autorités italiennes ne répond, malgré les appels radio répétés de Stefen Seyfert du ResQship.
"Cela me rend furieux, dit-il. Ces personnes sont en danger de mort et personne ne réagit. Les seuls à leur venir en aide sont des civils". (...)
Les restrictions imposées aux ONG de sauvetage en mer
Le gouvernement italien, dirigé par la Première ministre d’extrême-droite Giorgia Meloni, accuse les organisations de sauvetage d’encourager la migration et ne cesse de restreindre la marge de manœuvre des navires humanitaires, un tour de vis déjà entamé sous les gouvernements précédents.
Une loi adoptée en mars 2023 oblige ainsi les navires humanitaires qui viennent d’effectuer un sauvetage en mer à se rendre dans un port italien désigné par les autorités au lieu de poursuivre leurs opérations.
Les ports désignés sont souvent situés loin au nord de l’Italie, comme Ravenne ou Ancône, ce qui ajoute souvent plusieurs jours de navigation aux navires opérant dans la Méditerranée centrale, où se produisent la plupart des naufrages. Selon les ONG, cette consigne retarde ou empêche des opérations de sauvetage. (...)
Le non-respect de ces règles peut entraîner des amendes pouvant aller jusqu’à 50 000 euros ainsi que l’immobilisation temporaire des navires. Ces périodes de suspension durent généralement deux à trois semaines.
Dans certains cas, les tribunaux italiens ont suspendu ou annulé l’immobilisation de navires.
Ainsi, en mars 2024, le Sea-Eye 4 a été bloqué pour avoir prétendument enfreint les directives des garde-côtes libyens après avoir porté secours à un groupe de migrants.
L’immobilisation de 60 jours a ensuite été jugée illégale par un tribunal de Calabre. Ces revers judiciaires n’ont pour le moment pas poussé le gouvernement à changer de cap. Le Nadir a également été empêché de quitter le port pendant trois semaines avant cette mission suivie par InfoMigrants.
Le gouvernement Meloni décidé à réduire le nombre d’arrivées (...)
En juin dernier, une délégation de Fratelli d’Italia, le parti dirigé par la Première ministre, s’est rendue à Lampedusa. Le maire de l’île, Filippo Mannino, estime que la situation s’est améliorée et attribue cette évolution à l’action du gouvernement.
"La Méditerranée n’est plus surveillée"
L’ancien maire de Lampedusa, Salvatore Martello, partage un point de vue diamétralement opposé. Il estime que "ce que le gouvernement italien fait actuellement aux ONG fait froid dans le dos". "En substance, la Méditerranée n’est plus surveillée. Il n’y a plus personne pour vérifier si des bateaux coulent, si des personnes sont perdues ou si des navires sont en détresse. Et comment sommes-nous censés savoir ce qui se passe réellement ?", s’interroge-t-il.
Salvatore Martello affirme que les arrivées sur l’île restent quotidiennes mais que plus personne n’en parle. En général, les migrants ne passent que quelques jours à Lampedusa dans le "hotspot", un centre d’urgence, situé au centre de l’île, puis ils sont transportés vers d’autres régions d’Italie.
De l’extérieur, le hotspot ressemble à une prison, entouré de hautes clôtures métalliques, des caméras de surveillance et des patrouilles militaires. Les journalistes ne sont pas autorisés à y entrer. (...)
À travers la clôture du centre d’urgence, des hommes originaires du Bangladesh se confient à InfoMigrants. Un jeune homme de 22 ans raconte qu’ils sont partis de Libye et ont passé 24 heures en mer dans des conditions difficiles. "Je veux travailler à Rome, Naples ou Milan", dit-il. L’un de ses amis affirme qu’ils sont partis pour des raisons politiques et que le Bangladesh "connaît de graves problèmes".
De plus en plus de migrants bangladais tentent de rejoindre l’Europe en passant par la Libye. Certains choisissent finalement de rentrer au Bangladesh après avoir rencontré des difficultés en Libye. Par ailleurs, selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), plus de 14 000 personnes ont été interceptées et renvoyées en Libye depuis le début de l’année, alors qu’ils tentaient de rejoindre l’Europe. (...)
Le Nadir accostera à Lampedusa après un périple de dix heures, à côté de l’Aurora, un autre navire de sauvetage exploité par l’ONG Sea-Watch.
L’Aurora est immobilisé par les autorités italiennes pour être retourné à Lampedusa après une opération de sauvetage au lieu de se diriger vers le port désigné mais beaucoup plus éloigné de Trapani. "C’est un système qui produit l’effet recherché : laisser les gens se noyer aux frontières de l’Europe, silencieusement, systématiquement", fustige Sea-Watch. (...)
"Il n’y a tout simplement aucune volonté politique d’apporter de l’aide", (...)
Le nouveau gouvernement allemand a quant à lui retiré son financement pour les ONG de sauvetage en mer dans la région.
À l’aube, l’équipage reprend la mer. D’autres bateaux en détresse ont été signalés. (...)