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blogs du monde diplomatique/Frédéric Lordon, économiste
Vouloir perdre, vouloir gagner
#greves #manifestations #retraites #Macron #casseroles
Article mis en ligne le 26 mai 2023
dernière modification le 25 mai 2023

Quand un pouvoir en est à redouter des casseroles, des bouts de papier rouges et des sifflets, c’est qu’il est au bord de tomber. Est-on fondé à se dire. Et pourtant il tient. Il tient parce que des institutions totalement vicieuses le lui permettent. Parce que toute moralité politique, tout ethos démocratique, l’ont abandonné. Parce qu’il est aux mains de forcenés qui n’ont plus aucune idée de limite.

Il tient aussi parce que les conducteurs du mouvement – pour parler clair, l’Intersyndicale – n’ont pas eu le début du commencement d’une analyse de l’adversaire, et persistent dans une stratégie désormais avérée perdante – on n’avait d’ailleurs nul besoin de passer quatre mois à le vérifier : on pouvait le leur dire dès le premier jour. Les stratégies de la décence démocratique, par la seule manifestation paisible du nombre, échouent là où, en face, il n’y a plus que de l’indécence démocratique.

Quand elle se penche sur les forces de gauche, la presse bourgeoise n’a d’yeux et de sentiment que pour celles qui sont de droite ou pour celles qui sont perdantes. C’est une loi absolument générale que la presse bourgeoise est une instance de consécration négative. (...)

La presse a d’emblée adulé l’Intersyndicale Berger. Son sort était scellé. Avec Laurent Berger, le conflit social s’était doté d’un étonnant leader. Un leader capable de prononcer une phrase aussi avariée que « La gauche s’est fait piéger dans l’idée que le travail est un lieu d’exploitation et d’aliénation » — à l’époque du capitalisme le plus furieux, le plus destructeur, qui s’est donné pour nouvelle frontière le travail des vieux jusqu’à la mort, et y ajoutera bientôt celui des enfants ! Un leader de conflit qui hait le conflit. Et n’était par conséquent déterminé à aucun affrontement d’aucune autre sorte que symbolique. (...)

Tragique erreur : les démonstrations symboliques n’ont d’effet qu’auprès de protagonistes sensibles aux démonstrations symboliques. Et sinon, elles sont grotesquement inefficaces. (...)

C’est bien pourquoi on pouvait prédire dès janvier qu’aligner répétitivement des millions de manifestants dans les rues ne conduirait à rien. Les gesticulations, en face, ils s’en foutent.

Le mouvement imperdable

C’était pourtant le mouvement imperdable. Une conjonction comme on n’en avait jamais vue : une réforme inique, indéfendable, un pays exaspéré de la destruction néolibérale, un président haï, un pouvoir d’une brutalité qui indigne le monde entier, des sondages d’opposition à des niveaux inouïs, une colère noire partout, accumulée depuis des années. C’était le mouvement imperdable, et s’il reste aux mains de cette Intersyndicale il sera perdu.

Contrairement à ce qu’on pourrait penser, on ne passe pas sans solution de continuité d’un affect de colère noire, fût-il à l’échelle du pays entier, à un mouvement social gagnant. Il y faut un opérateur de conversion : c’est-à-dire un pôle capable de convertir un affect commun, ici d’une rare intensité, en une force politique effective. C’était la responsabilité de l’Intersyndicale, et c’est son échec. C’était sa responsabilité historique : mettre en forme, stratégiquement, la puissance du nombre pour mettre un coup d’arrêt au néolibéralisme. L’enjeu était même plus grand encore : poser une victoire de gauche, seule à même d’enrayer la dynamique de fascisation à qui toutes les colères profitent autrement (...)

Et pourtant, le nombre ne se résigne pas à perdre. Les casserolades sont devenues le symbole admirable de cette combativité qui ne désarme pas. Paradoxe (ça n’en est pas un) : on y retrouve bon nombre de syndiqués, de la CGT, de Sud, en cherchant bien on y dégoterait même un peu de CFDT. Les casserolades c’est la vraie Intersyndicale : l’Intersyndicale par le bas. En mieux même : ouverte au monde extra-syndical, activistes d’organisations variées (c’est tout de même Attac qui a lancé le mouvement), citoyens ordinaires. Un laboratoire. Qui illustre cette vérité ambivalente que l’auto-organisation n’a besoin de personne… et cependant qu’elle a aussi besoin d’un pôle.

Pour peu qu’on les regarde avec deux sous de lucidité, en effet, les casserolades, si merveilleuses soient-elles, sont vouées à l’extinction. Pour une raison simple, toujours la même : on « n’y va pas », ou on « n’ira plus », si on se sent seuls à y aller, et surtout s’il n’existe aucun débouché, aucune perspective stratégique de victoire pour soutenir la mobilisation dans le temps. Alors, logiquement, l’effort s’étiole, et les casserolades séparées s’éteignent les unes après les autres.

La faute la plus impardonnable de l’Intersyndicale, c’est de n’avoir à ce point rien fait d’une telle abondance d’énergie politique — c’est d’avoir failli comme pôle de la mise en forme stratégique. La nécessité d’un pôle est une nécessité logique. Sauf à croire aux miracles de la coordination spontanée à grande échelle, seul un pôle peut agréger les multiples puissances locales, autrement vouées à demeurer éparses, en une puissance globale, et ceci en leur proposant une direction stratégique. Une direction que tout le monde regarde et à partir de laquelle, la regardant, tout le monde se coalise réellement, dans une action puissante.

La grève reconductible (solution logique, solution refusée)

La solution polaire, la solution de puissance coalisée était évidente — en fait, il n’y en avait qu’une : la grève, sinon générale, du moins aussi étendue que possible et reconductible. (...)

Interrogée par Mediapart, Sophie Binet déroule à nouveau l’argumentaire automatique du ne-rien-faire : « Il n’y pas de bouton “Grève générale” sur lequel il suffirait d’appuyer », « Les transformations du monde du travail, son atomisation notamment, y font de toute manière obstacle ». Le pire étant que cet argumentaire n’est pas absolument faux. En effet, le monde du travail n’est plus celui du fordisme, et en effet il n’y a nulle part de « bouton ». Mais il y a des conjonctures, qui interdisent de répéter à l’identique les bonnes raisons de la passivité. Or, celle de 2023 est inédite — à l’échelle des trente dernières années. Elle rend à nouveau possibles des choses encore impossibles il y a peu. Au moins elle justifiait d’essayer.

Quand on est un pôle, on sait qu’on fait de la politique. Donc qu’une initiative risque toujours d’échouer. Mais aussi qu’il se présente des situations où le risque en vaut néanmoins la chandelle. C’était le cas. Au moment du 49.3, la colère est portée à un point d’incandescence. La fenêtre s’ouvre. (...)

Interrogée par Mediapart, Sophie Binet déroule à nouveau l’argumentaire automatique du ne-rien-faire : « Il n’y pas de bouton “Grève générale” sur lequel il suffirait d’appuyer », « Les transformations du monde du travail, son atomisation notamment, y font de toute manière obstacle ». Le pire étant que cet argumentaire n’est pas absolument faux. En effet, le monde du travail n’est plus celui du fordisme, et en effet il n’y a nulle part de « bouton ». Mais il y a des conjonctures, qui interdisent de répéter à l’identique les bonnes raisons de la passivité. Or, celle de 2023 est inédite — à l’échelle des trente dernières années. Elle rend à nouveau possibles des choses encore impossibles il y a peu. Au moins elle justifiait d’essayer.

Quand on est un pôle, on sait qu’on fait de la politique. Donc qu’une initiative risque toujours d’échouer. Mais aussi qu’il se présente des situations où le risque en vaut néanmoins la chandelle. C’était le cas. Au moment du 49.3, la colère est portée à un point d’incandescence. La fenêtre s’ouvre. (...)

Jamais de telles conditions n’avaient existé pour qu’un appel, lancé depuis le pôle, ait autant de chances d’être entendu. Un appel clair et puissant, résolu, qui dise l’armement des caisses de grève, la nécessité et la possibilité que les énergies salariales se donnent une forme coalisée dans le grand débrayage, qui dise surtout que la grève soutenue, coordonnée à grande échelle, a les plus grandes chances de faire plier le camp d’en-face, que cet effort-là ne sera pas vain comme les journées passées à arpenter. (...)

Une stratégie phasée

On pouvait accorder du bien-fondé à la stratégie de l’Intersyndicale, à la condition qu’elle-même la considérât comme phasée : un premier temps de pure construction du nombre et du capital symbolique était utile. Mais ceci supposait que l’Intersyndicale serait capable de se transcender elle-même et, passé le premier temps de construction, d’entrer dans une deuxième phase, de pivoter, de faire quelque chose du nombre construit. C’était trop demander.

Le moment pourtant lui a été désigné : 16 mars, 49.3. Pour son malheur, l’Histoire, dont on, dit usuellement qu’elle ne repasse pas les plats, pourrait bien rouvrir une fenêtre. Voici la proposition de loi d’abrogation LIOT. Et surtout son devenir probable : votée à l’Assemblée, elle sera rejetée au Sénat, mais avec interruption violente du processus parlementaire par refus de convoquer une commission mixte paritaire. À supposer d’ailleurs qu’elle ne soit pas d’emblée escamotée au prétexte de l’article 40. Dans tous les cas, ce sera un nouveau coup de force, semblable en niveau d’outrage à celui du 49.3. La colère est encore rougeoyante, bienvenue au litre d’alcool à brûler. (...)

Cette loi LIOT, quel fléau pour l’Intersyndicale — qui l’oblige à faire quelque chose là où elle n’a envie de rien faire, qui lui tend des opportunités qu’elle n’a aucun désir de saisir. Car nous savons qu’en l’état, l’Intersyndicale ne fera rien de plus de cette deuxième fenêtre miraculeuse. Sauf à ce qu’elle mute : en se séparant de la CFDT, et en se resserrant comme bloc enfin combatif. Évidemment, pour en trouver les voies, il faudrait rompre avec le fétichisme de « l’unité », c’est-à-dire être capable de ne pas se laisser impressionner par les larmes de crocodile médiatiques, qui ne manqueraient pas de prononcer la fin de tout sitôt le départ de Berger, le doudou de la défaite avec les honneurs. L’« unité », ce talisman mensonger. Il n’y avait pas d’« unité » en 1995. Et 1995 a gagné – pour cette raison même : il a toujours mieux valu des unités moindres mais combatives que des unités larges mais désireuses de perdre, en tout cas de ne rien faire de ce qui était requis pour vaincre (comme d’élargir la revendication à l’indexation des salaires, cet embrayeur irrésistible). L’unité intransitive, l’unité pour l’unité, est un mirage. On comprend que les médias mettent tant d’efforts à nous la rendre si précieuse.

Ce mouvement imperdable, mais dont les conducteurs ont tout fait pour qu’il perde, n’a donc pas encore perdu. Pour peu que le pôle démissionnaire se restructure en pôle résolu — à remettre la grève à l’ordre du jour. On reste songeur que cette solution ait été aussi obstinément évacuée. N’était-elle pas la seule stratégie de puissance, d’ailleurs doublement préférable puisque son efficacité est établie et qu’elle minimise l’engagement violent — à cet égard, elle est vraiment la dernière station avant l’autoroute insurrectionnelle. (...)

La voie de la grande grève n’est pas fermée pour peu qu’un nouveau pôle vienne à se former, quitte d’ailleurs à ce que ce soit à partir de l’ancien. Un pôle qui soit capable d’analyse. Analyse stratégique de ce qu’il est permis d’espérer comme compromis significatif dans le jeu policé (et frelaté) du « dialogue social » — rien —, et de ce que ce « rien » détermine comme seule issue conséquente : une ligne d’affrontement autre que « symbolique ». Et puis analyse tactique de ce qu’une conjoncture à la fois fluide et inflammatoire peut réserver d’opportunités. Pour que, si venait à s’ouvrir une nouvelle fenêtre, cette fois elle soit prise.