
Elle n’a pas attendu l’annonce des mesures d’urgence du Grenelle contre les violences conjugales pour agir. Fabienne Boulard, major de police, forme les forces de l’ordre à améliorer leurs pratiques pour recueillir la parole des femmes victimes de violences conjugales. Nous l’avons suivie lors d’une session de formation.
Appel à la création de centres d’accueil départementaux pour les hommes violents, retrait des armes à feu au premier dépôt de plainte, instauration d’une grille d’évaluation du danger à l’usage des forces de l’ordre, disponibilité de la plateforme téléphonique 3919 vingt-quatre heures sur vingt-quatre, entrée de l’emprise dans le code pénal et civil, augmentation, d’ici à 2021, des postes d’invertenants sociaux dans les commissariats et les brigades de gendarmerie, etc.
En cette journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes, et alors que le Grenelle contre les violences conjugales lancé en septembre touche à sa fin, ces dispositions figurent au nombre des mesures d’urgence annoncées ce matin par le Premier ministre, Édouard Philippe. Suffiront-elles à ralentir le cours des féminicides qui adviennent alors que les victimes ont trouvé le courage d’alerter les forces de l’ordre, parfois plusieurs fois, dans l’espoir que leur calvaire prenne fin ? Le sujet était à l’ordre du jour d’un colloque qui s’est tenu la semaine dernière à Saint-Ouen, et au cœur d’une formation dispensée au commissariat des Mureaux. Deux événements auxquels nous avons assisté.
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Une petite dizaine de policiers, dont deux femmes, ont répondu présent ; une dizaine d’autres suivront dans l’après-midi, autant que la gestion des affaires courantes le permet. C’est peu dire que, depuis que le sujet du Grenelle fait la une des journaux, ils se sentent visés par les critiques.
“Avant, on parlait de différend familial, aujourd’hui on parle de violences conjugales. Ce changement de vocabulaire a fait son effet” (...)
Révélé mi-novembre, un rapport de l’Inspection générale de la police indique par exemple que la parole des femmes qui viennent au commissariat n’est suivie d’investigations que dans 18 % des cas. Et lorsqu’elles portent plainte (malgré un protocole-cadre signé en 2013, destiné à systématiser le dépôt de plainte en cas de violences conjugales, les mains courantes et les simples PV restent fréquents), celles-ci sont classées sans suite dans 80 % des cas.
“On ne demande pas : ‘Pour quel motif vous a-t-il frappée ?’ On dit plutôt : ‘Expliquez-moi ce qui s’est passé’”
Dans une interview accordée au Journal du dimanche le 17 novembre 2019, Nicole Belloubet se disait « consciente de la difficulté pour les personnes qui recueillent les plaintes de mesurer le réalité et l’ampleur du danger. C’est pour ça qu’elle doivent être formées ». Une nécessité que Fabienne Boulard, « résolument optimiste » quant aux capacités de chacun à s’améliorer, a fait sienne depuis longtemps. « Les questions fermées et celles qui commencent par “pourquoi ?” sont à proscrire, détaille-t-elle dans un silence remarquable. On ne demande pas “Pour quel motif il vous a frappée ?” Si vous devez caractériser l’infraction, dites plutôt : “Expliquez-moi ce qui s’est passé.” Il n’y a pas de coresponsabilité aux violences. »
Jamais à cours d’un exemple qui dynamise son intervention, elle glisse une anecdote personnelle : une amie de longue date vient de lui confier, à demi-mot, avoir subi des violences conjugales dans le passé. « Jamais je n’aurais imaginé que ça lui était arrivé », souffle-t-elle, se félicitant que des femmes osent enfin s’ouvrir de ce qu’elles subissent. « Sauf que comme on en parle beaucoup en ce moment, ça développe les témoignages douteux », objecte une jeune policière. « Il y a libération de la parole et mentir », appuie aussitôt sa collègue. « Moi, quand on me dit “mettez ça, écrivez bien ça”, je me méfie, confirme un collègue masculin. Je ne suis pas là pour juger, mais bon, il y a victime et victime ! » (...)
Dans les rangs, ces remarques font l’unanimité. Il en faudrait plus pour déstabiliser Fabienne Boulard. « Dans 99,99 % des cas, les victimes qui se présentent au commissariat disent vrai. Pourquoi va-t-on toujours chercher à douter de ce qu’elles disent ? Ne s’expriment-elles pas parce que, enfin, elles ont pris conscience que leur situation n’était pas normale ? N’ont-elles pas été conseillées par les associations qui s’occupent d’elles ? Ce n’est pas à vous de douter de leur parole. Elles déposent plainte, et après, la procédure suit. » Nouveau murmure de protestation dans les rangs (...)
Ça fait neuf ans que je suis plaintière, à raison d’une à deux plaintes pour violences conjugales par jour », témoigne l’une des deux jeunes femmes d’un ton fataliste.
“Se blinder constitue un risque de banalisation”
Rapidement, elle fait part du temps que ça lui prend, mais aussi du tri qu’elle doit faire entre ce qui relève vraiment de son boulot et de consternantes tentatives de dépôt de plainte – pour un ongle fraîchement manucuré cassé dans une banale bousculade de rue, pour une indisposition consécutive à l’ingestion excessive, deux ans plus tôt, de thon en boîte, etc. Quand on lui demande comment elle se protège de la violence qu’elle absorbe, elle esquisse une blague, hausse les épaules, puis laisse tomber : « On se blinde. » La voix exempte de tout reproche, Fabienne Boulard relève : « Cela constitue un risque de banalisation. »
On repense alors à Sophie, la trentaine, membre du collectif @féminicidesfr, qui recense les victimes de féminicides conjugaux en France, elle vient justement de nous raconter comment, il y a quelques années, elle a failli mourir sous les coups du père de son enfant. Deux petits jours plus tôt, pourtant, elle avait franchi la porte du commissariat pour la sixième fois en quelques mois. Parfois, elle avait été correctement reçue, bien conseillée, et orientée vers des structures susceptibles de l’aider ; d’autres fois, elle avait essuyé des remarques insupportables, du type « Vous êtes sûre que vous ne l’avez pas énervé ? », ou « Dans un couple, pour qu’il y ait des problèmes, il faut être deux. »
“L’assurance d’être écouté, assisté et secouru à tout moment constitue un droit ouvert à chaque citoyen”
Il est même arrivé qu’on la renvoie chez elle avec des mensonges (...)
À l’issue du colloque, on avait le sentiment que tout, absolument tout, était à améliorer : la confidentialité des échanges avec la victime, la caractérisation des violences, l’harmonisation des pratiques professionnelles entre police et gendarmerie, les échanges avec le parquet, le recours au portail de signalement en ligne des violences sexuelles et sexistes… mais aussi la lutte contre les idées préconçues et le sexisme intégré.
“Un rapport sexuel non désiré est une infraction. C’est un viol”
« Des femmes pensent encore qu’un rapport sexuel non désiré, cela s’appelle le devoir conjugal, explique Fabienne Boulard au cours de sa formation Non. C’est une infraction. C’est un viol. » (...)
La question des effectifs continuera d’être cruciale. Sans quoi, fait remarquer un gardien de la paix, « on fera du bricolage. Comme d’hab ».