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Vincent Bolloré désigné comme accapareur de terres et censeur d’internet au Palais de justice de Paris
Article mis en ligne le 13 février 2016

M. Bolloré déteste que l’on s’intéresse à ses activités africaines. De nombreux éléments attestent qu’il pratique « l’accaparement de terres » en Afrique et en Asie, comme l’avait décortiqué Bastamag. Le milliardaire a poursuivi le site d’information et d’autres sites ayant relayé l’enquête. Mais le procès s’est retourné contre l’industriel.

(...) M. Bolloré ne poursuit pas seulement ce site d’information, mais aussi ceux qui l’ont relayé par des liens hypertextes ou par des extraits, à savoir Rue 89, la journaliste Dominique Martin-Ferrari, et deux blogueurs, Thierry Lamireau et Laurent Ménard. (...)

M. Bolloré, classé 9e fortune de France, attaque pour "diffamation publique envers un particulier" un article de synthèse publié par Bastamag en octobre 2012 et consacré à la question de l’accaparement des terres, ces appropriations de surfaces agricoles à grande échelle par des fonds d’investissements ou des multinationales, principalement en Afrique et en Asie.

L’audience a commencé par une discussion sur le fond de l’article, rédigé par Nadia Djabali et édité par Ivan du Roy et Agnès Rousseaux. L’article était en fait une enquête sur les investissements réalisés dans l’acquisition de terres dans des pays du Sud par plusieurs groupes français, comme Axa, Louis Dreyfus, le Crédit Agricole ou Bolloré.

La présidente du tribunal, Fabienne Siredey-Garnier, a d’abord invité Nadia Djabali à préciser sa démarche journalistique. Dans la foulée de la crise financière de 2008, a expliqué celle-ci, de nombreux spéculateurs se sont détournés des marchés financiers pour placer leurs fonds dans l’achat de terres dans des pays pauvres. Or, en 2012, peu d’information existait autour de l’action des groupes français. Mme Djabali a donc enquêté sur ceux-ci, en s’appuyant sur de nombreux rapports d’ONG ou d’institutions internationales.

La présidente s’est ensuite intéressé aux ramifications du groupe Bolloré. Enjeu : savoir si le raccourci consistant à citer celui-ci - notamment dans le titre de l’article - plutôt ses filiales, au nom moins connu, était admissible. La structure du groupe est en effet complexe, comme le montre un organigramme examiné pendant l’audience, et publié par Les Echos en 2000. (...)

Il est apparu que la principale société concernée, la Socfin, est détenue à près de 39 % par Bolloré, qui en est donc le principal actionnaire et décideur. "D’où, concluait la présidente, le raccourci possible de parler de Bolloré sans détailler à chaque fois".

Le sérieux de l’enquête journalistique a ensuite été discuté. L’abondance des sources et leur sérieux est peu contestable. Mais y a-t-il eu démarche contradictoire ? "Avez-vous contacté Bolloré ?“, interroge le juge. "Non, répond Nadia Djabali, "mais j’étais en possession de réponses écrites de sociétés du groupe à un rapport les critiquant, et j’en ai fait mention."
« L’accaparement des terres est une criminalité écologique »

Plusieurs témoignages attestaient ensuite de la gravité du phénomène de l’accaparement des terres. (...)

Ancien journaliste, M. Mamère assurait que "Bastamag fait partie avec Reporterre de ces outils indispensables à la réflexion humaniste qui doit être menée dans notre société". Dénonçant la "conception quasi-totalitaire, césariste des moyens d’information" de M. Bolloré, qui possède Canal Plus et Direct Matin, le député interrogeait : "Il n’y a pas beaucoup dans ce pays de moyens d’information qui n’appartiennent pas à des marchands de canon et à des accapareurs de terres. N’est-il pas temps de protéger ceux qui sont indépendants ?"

Une préoccupation partagée par Pierre Haski, directeur de Rue 89 et poursuivi par M. Bolloré pour avoir relayé l’article incriminé dans la revue de presse de ce site. (...)

Le défenseur de la société Bolloré, Me Olivier Baratelli, a d’abord pris la parole, en cherchant à dénier la qualité journalistique de l’article. « Rien n’est jamais tout blanc ou tout noir, comme le laisse penser le réquisitoire de Bastamag. Il est tellement excessif, c’est un article qui ne mérite rien d’autre que de finir à la poubelle » a ainsi asséné Me Baratelli. Avant de se tourner vers le banc des journalistes (Arrêt sur images, Mediapart, France Culture, L’Humanité, Le Monde, suivaient le procès), pour leur faire la leçon : « Personne ne peut et ne doit écrire ça ! ».

Mais l’argumentaire s’est souvent réduit à des attaques ad hominem, à la limite de l’injure (...)

Après sa longue plaidoirie, soutenue avec une condescendance marquée pour les uns et les autres, Me Corinne Lepage, avocate de la journaliste Dominique Martin-Ferrari, déplaçait le propos sur la question des libertés d’internet : « On en peut pas imposer une responsabilité en tant qu’auteur sur la republication d’un lien hypertexte », au risque de mettre fin au principe même de revue de presse. « Et comment appliquerait-on une telle jurisprudence à un outil comme Twitter, qui n’existe que pour ça ? »

Son associé Me Benoit Denis précisait que c’est la question de la valeur juridique du lien hypertexte que pose ce procès (...)

Pour Me Antoine Comte, qui concluait, la démarche de M. Bolloré est « une instrumentalisation de la justice » dans ce qu’il a qualifié d’un « procès du pot de fer contre le pot de terre ». Sur l’accusation d’absence du contradictoire, l’avocat a rappelé la dernière jurisprudence européenne et française : « Le contradictoire est souhaitable, bien sûr, mais en rien obligatoire lorsqu’il y a une base factuelle suffisante », soulignant que le travail de Bastamag - « engagé mais pas militant » - est basé sur des enquêtes longues, proche d’une presse de « recherche » : « 7 pages et 12 notes de bas de page, on est proche de la façon de travailler du Monde Diplomatique ».

Comme les autres avocats, il a demandé la relaxe et des dommages pour pousuite abusive. De son côté, Me Baratelli demandait un euro de dommages et intérêt, et la publication du jugement dans différents journaux.

Le verdict est mis en délibéré au 7 avril 2016.