
Dans leurs boîtes de réception, le sordide s’ajoute à la violence. « T’ouvrir la trachée avec une paire de ciseaux et te laisser t’étouffer dans ton sang. J’ai eu une érection. » « Si ton père et un de tes cousins pouvaient te violer et te démembrer après, ce serait super. » « Honnêtement, j’aurais grave kiffé te tordre le cou, tu as l’air toute fragile. »
La première fois que Camille découvre ce genre de messages sur son compte Curious Cat, c’est en mai 2019. Le réseau social permet à des internautes, parfois anonymes, de poser des questions à des personnes inscrites sur le site, qui peuvent ensuite y répondre. Mais ces échanges ont pris une drôle de tournure :
Signalements restés lettre morte
En tout, elles sont au moins une cinquantaine de jeunes femmes, habitant en France ou Belgique, à être victime de ce harcèlement en ligne. Il provient probablement du ou des même(s) auteur(s) : contenus similaires, voire copier-coller, mêmes heures ou jours d’envoi...
« Avant d’apprendre que l’on était des dizaines à être ciblées, j’étais extrêmement angoissée, car je pensais que c’était une attaque personnelle », se souvient Marjorie, qui a désactivé son compte pendant un temps. (...)
Évidemment, les utilisatrices ont signalé ces contenus à la plateforme, « mais rien n’y fait », soupire Camille. « J’ai contacté Curious Cat pour que des mesures soient prises, je n’ai eu qu’un message automatique qui m’invitait à bloquer la personne et à supprimer le message. Sauf que le blocage ne fonctionne pas sur Curious Cat, alors les messages ne s’arrêtent pas », déplore Fanny. (...)
Contacté, le réseau social rappelle que son application « permet à des utilisateurs complètement anonymes de poser une question ; ils n’ont pas besoin de compte pour le faire. De fait, il est possible de contourner les blocages. C’est pourquoi nous avons mis en place des mesures spécifiques pour nos utilisateurs. S’ils activent une option dans leurs paramètres de sécurité, ils peuvent ne recevoir que des messages venant de personnes ayant un compte. S’ils le font, ces messages devraient, dans leur grande majorité, arrêter d’arriver. » Le site, détenu par la société Vonvon Inc., basée en Corée du Sud, recommande également de porter plainte. (...)
C’est là que le bât blesse. Une partie des victimes a tenté de déposer plainte. Cela n’a pas été une mince affaire, comme le raconte Anolli : « La policière m’a dit que ça ne servait pas à grand-chose car c’est anonyme, puis elle a suggéré qu’il s’agissait d’un ex jaloux, puis qu’il fallait supprimer mon compte. »
Même parcours du combattant pour Naomy, qui a dû montrer au gendarme de l’accueil la violence des messages et la vidéo de meurtre qu’elle avait reçue pour enfin être prise au sérieux. (...)
Ces difficultés n’étonnent pas maître Éric Morain, qui représente l’ensemble des victimes des menaces sur Curious Cat et a défendu la journaliste Nadia Daam, la secrétaire d’État Marlène Schiappa et l’actrice pornographique Nikita Bellucci, également victimes de harcèlement sur les réseaux sociaux.
« Les forces de l’ordre ne sont pas du tout sensibilisées à la question du cyber-harcèlement. [...] Du début à la fin de la chaîne pénale, il y a une méconnaissance des enjeux », souligne-t-il. (...)
Il est scandalisé que certaines femmes se voient répondre : « S’il passe à l’acte, revenez nous voir. » « De un, ce n’est pas la loi. De deux, qu’est-ce que c’est que ce discours d’attendre le drame avant de réagir ? »
Plusieurs victimes du ou des harceleur(s) de Curious Cat ont renoncé à porter plainte par peur des réactions des forces de l’ordre. (...)
En matière de cyber-harcèlement, « si Facebook a fait beaucoup d’efforts, on a un vilain petit canard, c’est Twitter, et son petit frère, Curious Cat », poursuit l’avocat. (...)
De leur côté, les victimes tentent de se protéger contre les abus. En plus des plaintes, certaines ont passé leurs comptes en privé, ne permettant qu’à leurs contacts de les voir. D’autres ont quitté la plateforme. Beaucoup ont été affectées dans leur vie quotidienne : hyper-vigilance dans la rue, cauchemars, crises d’angoisse, perte de poids...
« J’aurais pu sauter par la fenêtre, si je ne m’étais pas calmée », confie Donya. Victime de violences sexuelles par le passé, elle a vu ses souvenirs traumatiques ravivés par ces messages. (...)
« On signale, on envoie des mails, rien n’est fait. Ils [Curious Cat] ont beau dire qu’ils sont contre le cyber-harcèlement, ils n’en ont rien à faire. […] Je me suis énervée, j’ai reçu le message de trop, et j’ai créé un hashtag », #ccabuse, fin mai.
- J’ai des dizaines de messages comme ceux ci.
- Les autorités ne font rien. Curious cat ne fait rien.
- Personne ne fait rien. On est plusieurs à être harcelée en toute impunité. Ça doit cesser.
- Je lance le #ccabuse
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— PABLO(@naomypablo) May 24, 2020
Selon maître Éric Morain, un bad buzz peut être une stratégie pour pousser les plateformes à réagir. Mais même après l’émergence des témoignages sur Twitter et leur médiatisation, Curious Cat a confirmé ne pas avoir fait évoluer ses politiques de modération ou de gestion du harcèlement.
Les victimes, elles, reçoivent désormais des messages de leur(s) harceleur(s) faisant mention de leur hashtag. Les menaces n’ont pas cessé.