
Jean-Michel Blanquer a longtemps réussi, avec l’aide de relais médiatiques complaisants, à dissimuler sa guerre contre les professeurs afin de franchir une nouvelle étape dans le reformatage néo-libéral de l’Ecole. Ayant imposé un dirigisme pédagogique inédit, il est désormais au pied du mur pour faire accepter aux enseignants le bloc de mesures antisociales de la présidence Macron.
A son arrivée à la tête de l’Education nationale, Jean-Michel Blanquer avait deux atouts en mains pour « réformer » sans rencontrer de blocages majeurs. Tout d’abord, pour de nombreux commentateurs médiatiques, de même que chez les hauts technocrates du système éducatif et dans certains milieux de la recherche, il passait pour être un expert apolitique, ayant des amitiés un peu partout dans les sphères dirigeantes (signe d’habileté) et connaissant à merveille l’Education nationale (signe de pertinence technocratique). Son expertise pourrait donc permettre au système éducatif de sortir de ses ornières en adoptant des mesures plutôt consensuelles et pragmatiques, sans présupposés politiques ni a priori idéologiques. Dans ses ouvrages programmatiques préalables à sa prise de fonction, l’impétrant s’était limité à cet abord technocratique, en apparence non partisan. (...)
Ensuite, il savait aussi pouvoir manœuvrer à son aise en s’appuyant sur la mentalité de « neutralité » que partagent une majorité de professionnels de l’éducation, enseignants comme non-enseignants, du bas en haut de la pyramide hiérarchique. « Neutralité » qui fait consensus autour d’un discours officiel tenu par tous les partis dits de gouvernement, de droite ou de gauche, sur ce qui est censé être les fondamentaux sociaux du système éducatif : la méritocratie et l’égalité des chances. Ce discours s’organise autour de thèmes propres à un républicanisme apostolique qui s’en tient à des abstractions en guise de description du réel. (...)
Ce « républicanisme scolaire » entretient une forme d’apolitisme qui permet aux gouvernants de mettre en œuvre des mesures ayant des conséquences antisociales sans trop attirer l’attention, sans trop révéler l’agenda réel que ces mesures incrémentales actualisent petit à petit pour bloquer toute évolution du système dans son entier vers une démocratisation plus poussée.
Un apolitisme manœuvrier
Ces deux atouts politiques expliquent pourquoi critiquer Jean-Michel Blanquer a longtemps été un exercice difficile. C’était s’opposer à un honnête homme qui se dépense en d’innombrables déclarations publiques pour clamer qu’il ne cherche qu’une chose : faire le bien, réparer les erreurs du passé, rectifier ce qui ne marche pas, améliorer le système éducatif pour plus de justice sociale et d’égalité, en large concertation avec tous les intéressés. (...)
Arrivé au sommet de l’Education nationale, le ministre Blanquer pensait bénéficier des arbitrages les plus favorables en sa faveur, dans le respect des économies drastiques fixées par Bercy pour le quinquennat macroniste (et les suivants). Car lui savait d’expérience, depuis son passage au ministère de l’Education nationale du temps de la présidence Sarkozy, que Bercy est le grand ordonnateur de l’agenda néo-libéral, le vrai centre décisionnaire du pouvoir suprême. Mais il savait aussi que la concurrence entre les ministres peut être favorable au plus manœuvrier, à celui qui saura convaincre le président que sa politique ministérielle lui apportera le meilleur soutien électoral à la prochaine échéance. C’est pourquoi Jean-Michel Blanquer présente toujours ses mesures scolaires (comme le dédoublement des CP et CE1 dans l’éducation prioritaire) comme l’expression superlative de la politique sociale du quinquennat. (...)
Malheur donc à ceux qui entravaient la route du ministre, qui alertaient sur le simplisme de son argumentaire destiné à se poser en sauveur de l’école, sur sa façon démagogique de présenter des annonces sans retombée concrète et une foultitude de mesures hétéroclites pour endormir les consciences. Malheur à ceux qui contestaient ses penchants neuro-dogmatiques, son mépris des sciences de l’éducation et des traditions pédagogiques émancipatrices, son absence d’écoute des organes consultatifs ou des représentants syndicaux. Malheur à ceux qui dénonçaient ses plans de réorganisation, menés étape par étape à l’abri des regards médiatiques, pour asseoir son emprise totale sur les rouages ministériels et faire de l’Education nationale une institution aux ordres et amaigrie. (...)
Jusqu’à l’assaut antisocial du pouvoir macroniste de 2019 contre le statut de la fonction publique et le système de retraite par répartition, venant après plusieurs tentatives systémiques infructueuses depuis 1995, la guerre que Blanquer entendait mener contre les enseignants, contre leur liberté pédagogique, contre leurs syndicats, contre leurs traditions collectives, pouvait prendre les allures d’un « réformisme » sectoriel déconnecté des autres grands projets gouvernementaux. Elle pouvait se dérouler dans une sorte de quiétude, sous un épais matelas de paroles et de promesses, grâce à l’appui des divers idéologues du camp élitaire et la dispersion du camp égalitaire. Sûr de l’impact de son storytelling, le chef d’une guerre scolaire qui ne dit pas son nom pensait que ses innombrables interventions médiatiques lui assuraient le soutien de « l’opinion », comme les sondages semblaient le confirmer.
Il pensait que sa reprise en mains des enseignants du primaire, mis sous la surveillance d’un Conseil scientifique aux mains de neuro-chercheurs aux ambitions directoriales, comme son intention de les mettre sous la coupe de directeurs d’école subordonnés à des principaux de collège, eux-mêmes encadrés par des rectorats aux ordres, ne serait pas une source de méfiance à son égard de la part des enseignants du secondaire, bien au contraire. Il pensait les avoir ralliés à lui grâce à son audacieuse réforme du lycée et du bac qui devait incarner, à en croire son discours à l’adresse des parents, le règne de l’élève libéré des filières, des assignations ségrégatives, au profit d’une authentique réalisation de soi dans une ambiance relaxée grâce à un bac plus soft. Si cette vision éthérée d’un individualisme factice pouvait bien évidemment inquiéter les professeurs de lycée, il pensait avoir réussi à les rassurer « en même temps » grâce à l’esprit rétrograde des nouveaux programmes concoctés par un Conseil mené par des conservateurs intransigeants et fermés à tout débat contradictoire. (...)
Mais Jean-Michel Blanquer se trouve à présent au pied de deux murs. Le premier est celui qu’il a lui-même élevé avec la mise en œuvre de ses mesures de reformatage de l’école primaire et des lycées, sans parler des réorganisations de l’administration centrale, des rectorats, des instituts de formation et des organismes sous tutelle. Elle provoque des effets collatéraux non prévus ou sous-estimés par lui. Au primaire, les effectifs nécessaires au dédoublement des classes de CP et CE1 dans l’éducation prioritaire supposent de supprimer en catimini et sans évaluation des dispositifs plus anciens qui ont fait leur preuve, de fermer des classes et de tailler dans les effectifs de métiers déclarés, du jour au lendemain, inutiles. Dans les lycées d’enseignement général et technologique, les changements dans l’organisation des parcours scolaires et la tenue en cours d’années d’épreuves du nouveau bac provoquent des désordres continus et d’innombrables problèmes pratiques insolubles. (...)
Dans ces conditions, l’effet anesthésiant des belles paroles ne fonctionne plus vraiment. Les limites opérationnelles du ministre expert et de ses chargés de mission apparaissent au grand jour depuis la rentrée 2018 et la défiance s’accroît à chaque rentrée. (...)
il a aussi considérablement asséché son champ d’expertise le rapetissant aux limites d’un neuro-scientisme réducteur, devenu doctrine officielle. Plus que le savoir ou l’élève, c’est désormais le cerveau qui est déclaré au centre ! Le bilan qu’on clame « historique » est donc un trompe-l’œil qui dissimule mal le nouveau climat anxiogène après bientôt mille jours d’une prise de pouvoir continue. D’où les sorties hétérodoxes du ministre sur le voile et la « laïcité » pour surfer sur la vague islamophobe de Zemmour et de l’extrême-droite avec l’espoir de faire diversion en désignant des bouc-émissaires, de ressouder les rangs « laïques » et d’obtenir un gain électoraliste lors des prochaines échéances[ii].
En ce mois de janvier 2020, c’est au second mur auquel va se heurter le ministre. La contestation sociale d’ampleur fait voler en éclats tous les faux-semblants du « progressisme » à la sauce néo-libérale. (...)
il a compris avant beaucoup d’autres que la Ve République était un régime présidentialiste idéal pour permettre aux néo-libéraux de s’emparer du pouvoir avec l’intention de raboter les acquis des anciens compromis sociaux et de saper l’Etat social de l’intérieur. L’absence de contre-pouvoir institutionnel d’ampleur facilite la manœuvre d’une façon extravagante, au point de rendre possible l’apparition surprise d’un Macron. (...)
C’est qu’il s’agit à tout prix de poursuivre le plus loin possible la mise en œuvre de la contre-réforme néo-libérale voulue par les milieux financiers. Cette contre-réforme est visible dans toutes les sphères de l’activité publique : asphyxie budgétaire des organismes publics, relance des privatisations sous prétexte d’efficacité ou de modernité (numérique), dirigisme technocratique doublée d’une verticalité hiérarchique autoritaire, remise en cause du statut des fonctionnaires au profit d’une légion de contractuels de droit privé à l’autonomie professionnelle réduite, au statut flexible et aux salaires rognés, alignement progressif des administrations publiques sur les pratiques discrétionnaires, corruptrices et diviseuses du management privé, explosion des inégalités de revenus entre décideurs et exécutants, mise en place d’un contrôle social accru pour faire face aux contestations et aux désagrégations sociales, clientélisme électoraliste d’un opportunisme sans vergogne, etc.
Les professionnels de l’éducation savent désormais quel chef de guerre ils ont en face d’eux. (...)