
(...) par paraphrase inversée du Manifeste du parti communiste, un spectre hante la gauche — l’Europe. Si la dernière élection a confirmé quelque chose, c’est bien que l’euro est l’hypothèque posée sur toute stratégie de conquête du pouvoir à gauche. Même les débris de la social-démocratie ont fini par s’en apercevoir, un peu tard cependant, et, mettant les bouchées doubles pour rattraper un si long silence, pensent avoir trouvé avec le « parlement de l’euro » de quoi racheter vingt-cinq ans d’errements. C’est que, si plus personne ne croit, ni même ne peut entendre, la promesse devenue outrageante de « l’Europe sociale », celle de « l’Europe démocratique » a pris le relais — en apparence plus fraîche, mais en réalité aussi résolument creuse.
(...) on sait très bien où se situe la négation démocratique de l’Union monétaire européenne : dans les traités de l’Union. Cela même que les auteurs déclarent n’avoir aucun projet de toucher. Si bien que la question se ramène à deux simplissimes équations (en fait une seule et même) : traités inchangés = anti-démocratie persistante ; démocratisation réelle = traités réécrits.
Évidemment, pour échapper à cette rude vérité, le mieux est encore d’ignorer froidement toute définition minimale de la « démocratie », dont il faut expliquer à ces braves gens que le mot « parlement » n’y suffit pas. Car c’est très beau un parlement, mais c’est encore mieux si l’on sait de quoi il aura à connaître – et surtout de quoi il n’aura pas. C’est qu’en principe la réponse à la question du périmètre des prérogatives est : tout. Et en effet, personne n’imaginerait communauté politique assez tordue pour s’interdire à elle-même de décider en matière de monnaie, de budget, de dette, ou de circulation des capitaux, c’est-à-dire pour s’amputer volontairement des politiques qui pèsent le plus lourdement sur la situation matérielle des populations. Personne n’imaginerait, donc… sauf, au contraire, projet à peine caché de sanctuariser un certain type de politiques économiques, favorables à un certain type d’intérêts, avec en prime, pour verrouiller l’édifice, l’investissement névrotique spécial d’un pays qui se raconte depuis plus d’un demi-siècle que l’orthodoxie monétaire et budgétaire est le seul rempart contre le nazisme…
Il y a deux choses à faire des bâtons tordus : les détordre ou les repeindre avec de jolies couleurs. (...)
la « démocratisation » restera de marbre face aux rabotages d’APL, aux hausses de CSG, aux coupes budgétaires obtuses, et à l’AP-HP saignée, pour mettre le budget Macron dans les 3 % – on ne parle ici même pas de l’idée folle de restreindre la circulation des capitaux, ou de taxer les importations les plus socialement ou les plus écologiquement scandaleuses.
Aussi illusoire que « l’Europe sociale », « l’Europe démocratique »… (...)
les termes réels de l’équation européenne à gauche :
1. Il n’est pas de politique progressiste qui ne verrait ses dispositions les plus centrales interdites par les traités européens.
2. Soustraire les contenus substantiels de certaines des plus importantes politiques publiques aux délibérations d’une assemblée ordinaire, pour les sanctuariser dans des traités ne répondant qu’à des procédures de révision extraordinaires, est une anomalie qui disqualifie radicalement toute prétention démocratique.
3. Seule une révision des traités propre à instituer un véritable parlement, auquel serait rendue l’intégralité des domaines de décision actuellement hors d’atteinte de toute redélibération souveraine, est à la hauteur du projet de rendre l’Europe démocratique.
4. En l’état actuel des choses, une telle révision fera l’objet d’un refus catégorique de l’Allemagne qui, serait-elle mise en minorité dans le débat européen, préférerait l’intégrité de ses principes à l’appartenance à l’Union.
Que ce soit sous l’espèce d’un parlement pantomime, en fait privé de toute voix au chapitre sur les questions fondamentales et réduit à la figuration résiduelle, ou bien, a fortiori, sous toute proposition qui envisagerait d’aller plus loin, l’Allemagne (sans doute accompagnée) dira non. On peut donc si l’on veut persister dans l’erreur ou la cécité volontaire un certain temps, mais pas trop quand même. Comme jadis « l’Europe sociale », « l’Europe démocratique » n’aura pas lieu (5). Il s’ensuit que, si elle reste accrochée à l’illusion d’un « autre euro », c’est la gauche au pouvoir qui n’aura pas lieu non plus.
Le dilemme européen de la gauche (...)
Le débat à gauche sur l’euro depuis 2010 a suffisamment montré de quelles divisions il était parcouru. Et c’est bien de ce réflexe épidermique que témoigne la persistante chimère de « l’autre Europe » à laquelle le désastre grec n’a pas suffi à tordre le cou – et dont les errements obstinés à la recherche du « parlement de l’euro » sont l’expression la plus pathétique. S’il est un seul obstacle qui ait fait opposition au retrait de Hamon pour Mélenchon, jusqu’à lui faire préférer l’humiliation à une victoire de la gauche, c’est bien la question européenne. (...)
S’il est d’ailleurs une « réussite » à mettre au compte de l’entreprise européenne, c’est bien d’avoir lié l’idée de toute dissolution de l’Union à des affects de peur, peut-être même faudrait-il dire de terreur, en tout cas d’une intensité sans pareille, au point d’écraser tout ce que fait naître par ailleurs de dissentiments bien-fondés le détail des politiques européennes concrètes. De ce point de vue, le cas de la Grèce en offre peut-être l’illustration la plus tragique, qui, au fin fond du martyre européen et voyant pourtant la porte de la cage s’ouvrir, aura encore préféré rester auprès de son bourreau. (...)
c’est bien la classe éduquée qui est le lieu névralgique de cette situation. Se croyant la pointe avancée de la rationalité dans la société, elle en est en fait le point d’incohérence par excellence : car c’est bien elle qui, plus que tout autre, est en proie aux affects de peur, sublimés en humanisme européen et en postures internationalistes abstraites lui permettant, croit-elle, de tenir le haut du pavé moral – quel qu’en soit le prix économique et social. C’est bien elle, partant, qui n’en finit pas de chercher dans « l’autre Europe » ou dans « le parlement de l’euro » un refuge imaginaire, une résolution fantasmatique à ses contradictions intimes. Et c’est donc avec elle, comme le note Palombarini, que, pour son malheur, une stratégie politique à gauche doit compter.
Comment alors tenir un arc de forces qui aille des classes populaires, expérimentant elles de première main le dégât des politiques européennes et par là moins en proie aux scrupules précieux de l’européisme, jusqu’à la bourgeoisie éduquée de gauche à qui sa sensibilité écorchée fait de toute idée de rompre avec l’Europe un motif de crise hystérique. Il est absolument hors de doute qu’aux premières il faudra donner la sortie de l’euro car, elles, vivent la chose dans le concret. C’est à la seconde qu’il faut réserver un traitement spécial – c’est-à-dire trouver quelque chose à lui accorder. En réalité il y a matière.
C’est qu’on peut au moins lui reconnaître d’exprimer, fut-ce dans l’incohérence ou le mépris pour ceux qui, de l’Europe, payent vraiment le prix, une préoccupation légitime : oui, défaire un arrangement international, si désastreux soit-il, emporte la possibilité de la régression nationaliste, et s’il y a plusieurs façons de sortir de l’euro, toutes sont loin d’être également bonnes. C’est bien pourquoi la stratégie de l’« union de tous les souverainismes » est le commencement de la perdition (8). Et c’est pourquoi, pareillement, il n’est pas de sortie par la gauche qui n’affirme ses caractères propres. Les premiers d’entre eux tenant bien sûr à la nature des objectifs qu’on y poursuit, en l’occurrence la réduction drastique des marges de manœuvre du capital, et le rebasculement du rapport de force, tel qu’il se trouvera déterminé par le nouvel état des structures, en faveur du travail. Mais les « caractères propres » s’affirment aussi dans la nature des nouveaux rapports internationaux dont on envisage la reconstruction post-exit.
Une perspective historique de rechange (...)
En quoi consisterait alors la contribution de l’internationalisme réel à la résolution du dilemme européen pour la gauche ? À ne pas laisser la classe éduquée orpheline d’Europe, et à lui donner une perspective historique européenne de rechange. C’est-à-dire à la convaincre que déposer son objet transitionnel, l’euro, ne la prive pas de tout, lui permet encore de croire à ce qu’elle aime croire, et à quoi d’un certain point de vue elle a raison de croire, à savoir : en toute généralité l’effort de décentrer les peuples nationaux, de les rapprocher autant que se peut, en commençant logiquement par l’échelle européenne. Mais pas non plus de n’importe quelle manière, ni à n’importe prix (le plus souvent payé par d’autres…), c’est-à-dire en cessant de couler inconsidérément ce désir internationaliste bien-fondé dans les pires propositions, les propositions de l’économisme néolibéral – l’internationalisme de la monnaie, du commerce et de la finance.
Sans relâcher l’effort de la convaincre qu’il n’y aura pas d’« autre euro », que l’« euro de gauche » n’existe pas, il faut donc dire à la classe éduquée qui, pour une bonne part en effet, tient le sort d’une hégémonie de gauche entre ses mains, qu’elle n’a pas à renoncer pour autant à l’européisme générique qui lui tient à cœur. Et donc lui faire une nouvelle proposition en cette matière. Une proposition suffisamment forte pour se substituer à la promesse déchue de l’euro à laquelle la bourgeoisie de gauche continue pourtant de s’accrocher parce qu’elle a trop peur du vide. La promesse d’une sorte de « nouveau projet européen », auquel il s’agit de donner la consistance d’une perspective historique. (...)
Recherche, études universitaires et pourquoi pas lycéennes, arts, chantiers systématiques de traductions croisées, historiographies dénationalisées, tout est bon pour être intensément « européanisé » — et par-là « européanisant ».
On n’est cependant pas obligé d’en rester au registre des interventions en direction de l’« Europe de la culture », dont on sait assez quelles classes sociales en sont les principales bénéficiaires. En réalité, l’Europe a un fameux passif à éponger auprès des classes populaires. Elle aurait grandement intérêt à s’en souvenir, non pas tant d’ailleurs au nom d’une économie du pardon ou du rachat, mais parce qu’il y va décisivement de son propre intérêt politique d’avoir ces classes-là avec elle – leur hostilité, parfaitement fondée disons-le, n’aura-t-elle pas été sa plaie lancinante depuis le traité de Maastricht ? Si donc cette nouvelle Europe, débarrassée de l’euro, veut renouer quelque lien avec ces classes, elle a intérêt à s’adresser très directement à elles – et d’abord dans le langage qui sera le sien : celui, concret, de l’intervention financière. (...)
vastes programmes de réhabilitation des banlieues, plans de désenclavement numérique, fonds de réindustrialisation, financement de réseaux d’éducation populaire, soutien aux tissus associatifs, ce ne sont pas les idées qui manquent où l’Europe trouverait à sérieusement se refaire une « image de marque » !
Et comme ce ne sont pas les idées qui manquent, les moyens ne doivent pas non plus. Au vrai, c’est ici que se joue la différence entre des paroles en l’air et la consistance d’un projet politique. Dont l’ambition se mesurera très exactement aux ressources qu’il se donne. (...)
Ça n’est pas qu’il y ait à partir du néant et qu’aucune de ces choses n’existent déjà – Erasmus, Feder, etc. Mais qu’il faut en étendre considérablement le champ, les adresses aussi, notamment vers des classes de destinataires jusqu’ici parfaitement délaissées, donner à toutes ces actions une ampleur inédite, les assembler dans un discours à portée historique, et pour mieux donner crédit à celui-ci, leur prévoir de nouvelles expressions institutionnelles visibles. Des expressions nécessaires d’ailleurs, car il faudra bien qu’une instance décide des domaines et des volumes des interventions. Quelle peut-elle être sinon une assemblée ? Pour le coup tout autre chose que l’introuvable « parlement de l’euro », faux-semblant démocratique voué à recouvrir l’irrémédiable non-démocratie de l’union monétaire. Une assemblée qui ne saurait revendiquer le plein titre de parlement, puisqu’elle ne jouira d’aucune prérogative législative – entièrement récupérées par les États –, et qu’elle ne délibérera que de l’allocation d’une ressource financière, dont d’ailleurs il pourrait lui appartenir tout aussi bien de fixer les prélèvements correspondants (et quoique on puisse aussi laisser aux États de décider souverainement de leurs clés de prélèvement pour s’acquitter de leurs contributions au budget européen, ou bien envisager toute formule de partage entre le niveau national et le niveau européen). (...)
fortiori telle ou telle infrastructure. On peut donc envisager un partage de la décision (ou toute forme de coopération) entre l’assemblée pour les projets transversaux, donc dépourvus de rivalités nationales, et une sorte de secrétariat européen pour les projets localisés, un nouvel avatar de la Commission si l’on veut, en charge, selon sa vocation première, d’incarner un intérêt général proprement européen… mais dépouillée de son pouvoir de nuisance législatif et de gardienne des traités libéraux. (...)
Au point où on en est, on peut commencer à espérer que même la bourgeoisie éduquée, qui se croit première en intelligence quand elle est le plus souvent d’un confondant aveuglement politique, puisse comprendre qu’il est urgent de sauver l’Europe d’elle-même, et que ceci ne se fera qu’au prix d’un radical déplacement. Non pas cependant de la monnaie unique, congénitalement et pour longtemps encore néolibérale, mais, précisément, par son abandon même. L’Europe ne regagnera les faveurs des peuples qu’en les rendant à tout ce dont elle les a interdits jusqu’ici. Et notamment au droit démocratique fondamental d’expérimenter, d’essayer, de tenter autre chose. (...)
dans l’idée d’un « nouveau projet européen », ce qui compte avant tout, plus peut-être que la créativité institutionnelle et même que les moyens financiers, c’est le discours politique qui lui donne sens. Un sens historique, c’est-à-dire du souffle, suffisamment puissant pour faire oublier l’euro, recréer un horizon européen tout en ayant restauré la souveraineté législative là où elle peut l’être, pour l’heure donc au niveau des communautés politiques nationales, puisqu’il est acquis que la chose ne se fera pas à celui de l’eurozone.
Au demeurant cette nouvelle proposition européenne vaut tout aussi bien pour le dehors que pour le dedans : les forces de gauches des autres pays européens ne rencontrent-elles pas en fait le même problème ? (...)