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lundi matin
Une machine à âme comprimée
Article mis en ligne le 23 août 2022
dernière modification le 22 août 2022

« On leur dit de fermer leur gueule et ensuite on s’attend à c’que la VÉRITÉ SORTE DE LEURS BOUCHE. »
Leïla Chaix

Cet été, dans une gendarmerie camouflée en « centre culturel », Leïla Chaix que nos lectrices et lecteurs connaissent bien, a animé un atelier artistique pour des enfants du CE2 au CM1 autour de l’oeuvre de Jean Dubuffet. Comme chacun pouvait s’y attendre, rien ne s’y est passé comme il fallait : enquête. (...)

j’ai subi une intervention « policière », d’évaluation diagnostique des résultats qu’avait donné un atelier que je faisais avec des enfants cet été. J’avais donc été embauchée par un musée municipal, d’une ville de droite, et devait donc œuvrer dans le CADRE d’un dispositif fort chelou : qui s’appelle C’EST MON PATRIMOINE. Tout cela autour d’une exposition Dubuffet, donc Art brut et compagnie.

Le monde a le sens de l’humour, car les locaux du Centre Culturel dans lequel j’étais sensée bosser, étaient une vieille Gendarmerie refaite à neuf et transformée. Sur le devant du bâtiment, la devanture « gendarmerie » n’a jamais pue être retirée, ils n’ont pas eu le droit de l’enlever, question de patrimoine, justement, une loi de bâtiment classé, ou autre chose. Le « G » a été abimé, ce qui fait qu’on peut encore bien lire : CENDARMERIE. La vie est bien faite, réellement. Ils ont ajouté par dessus, sur le mur beige jaunâtre affreux, à la peinture grise et discrète : CENTRE CULTUREL. On peut donc lire CENDARMERIE, CENTRE CULTUREL. Un bégaiement plutôt bienvenu, faut l’avouer. Un gros cendard, un cendrier, une prison pour cendrillons, ça fait rêver.

Moi, naïvement, en chemin pour y avec le lundi, accompagnée par les enfants, je leur disais – voyant leurs peurs, leurs rires, leurs questionnements : « mais enfin les enfants, hihi, il n’y a plus de gendarmes ici ! ».

Je ne savais pas encore qu’en fait, il y en avait encore, mais habillé.e.s en responsables, en p’tits ministres, sous-chefs des affaires culturelles.

Pour vous la faire courte, les agents qui m’embauchent pensent que j’ai incité les enfants à dessiner des choses obscènes. Que je les ai moi-même guidé vers ce qu’ils et elles ont représenté… C’que j’ai fait en réalité c’est qu’j’ai simplement reproduit la lettre dite du « pisseur » de Dubuffet. Une lettre sur laquelle Dubuffet a dessiné un type qui pisse, et écrit dans un style subtil que les chapelles et les champions (Matisse était un type connu et il a produit une chapelle ici à Vence) il trouvait ça bien trop grandiose. Qu’il préfère peindre l’extérieur des chapelles.

J’ai donc sélectionné cette œuvre (qui est exposée en ce moment aux yeux de tous.tes, adultes ou enfants), l’ai reproduite puis dit aux enfants de faire pareil : d’écrire elleux aussi une lettre illustrée/dessinée, adressée à qui iels voulaient, une lettre d’amour ou bien de haine… une lettre où iels avaient tous les droits, le droit de tout dire, pas d’interdits.

J’ai juste dit pas d’interdit.
La fait est qu’iels ont répondu assidûment à l’exercice. Il n’y a pas eu de lettres d’amour. (...)

Je pense même que c’est mascu et viriliste et que c’est toute la bassesse obsessionnelle de nos sociétés turbopatriarcales qui ressort là. Et qu’à part expier des tabous, faire sortir la sous-couche de merde qui recouvre peut-être leurs esprits, ça n’exprime rien de particulier. C’est juste une sorte d’art thérapie par écriture automatique, illégaliste. Ça n’exprime que c’qu’on n’veut pas voir, et ce que l’on attend pas d’eux. C’est fait pour déplaire et choquer. Ça a marché. J’ai pas envie de défendre ça, jamais on ne l’aurait exposé, c’est super stéréotypé, il n’y a pas de singularité ou de personnel mis là-dedans, ça parle plutôt d’la société.

Mais le choc que ça a créé, la tachycardie institutionnelle que ces lettres ont occasionnée, les regards blancs de peur panique, les convulsions bureaucratiques, les craintes paranoïaques complètes, que j’ai vu dans les yeux des cadres … me laissent pensive.
Moi qui découvre encore la vie en société capitaliste ultralibérale déchaînée, autoritaire dissimulée, ça m’en a appris un rayon.

Qu’est ce qu’on attend des enfants ? Qu’iels soient notre négatif, le versant « pur », « propre » et « indemne » de notre société ? Qu’attend-on d’eux ? Que sommes-nous prêt.e.s à tolérer venant des petit.e.s ? Qu’iels soient sages, plein de tabous, gavés jusqu’au cou d’nos secrets ? Qu’iels étouffent et et puis se noient dessous nos totems interdits ?

Je n’comprends pas, ou plutôt je n’veux pas comprendre. (...)

On met les enfants dans une place semi-divine et exploitable. Ce sont nos dieux et nos servants. Iels sont le produit de nos névroses, classe infériorisée d’office. On leur dit de fermer leur gueule et ensuite on s’attend à c’que la VÉRITÉ SORTE DE LEURS BOUCHE. Mais sauf qu’en fait, la vérité, elle sort de la bouche de personne. Le régime de ce qui se dit et de ce qui ne se dit pas n’a rien à voir avec ce qui est vrai ou faux. Ça a à voir avec un régime normatif, comportemental-policier, avec les mœurs d’une société, les sciences sociales connaissent cela.

Le problème avec ces questions, celles du non-dit, de l’inhibition, de l’interdit, de la répression/inquisition et puis de la coercition … c’est que c’est super politique, ce sont des questions importantes, mais finalement assez clivantes.

La question de l’Autorité se pose tout le temps.

Autoriser l’autoritaire mais faire mine qu’on n’interdit rien, voilà c’que font nos algorithmes et les institutions d’État. Libéralisme autoritaire, cyclothymie de notre époque…

La bourgeoisie conservatrice n’veut rien savoir, rien qui ne la déstabilise. Ça n’est pas ce que pensent les jeunes, ce qu’ont les jeunes dedans leurs cœurs et dans leurs têtes ou dans leurs poches qui l’intéresse, parce qu’en fait rien ne l’intéresse profondément. Littéralement, on peut le dire : la bourgeoisie capitaliste et culturelle, patriarcale et coloniale, ne veut rien voir et rien savoir, elle laisse ça au continent noir du « NON PAS ÇA », du négatif, de l’illégal, du versant immergé de l’âme, de son hémisphère immigrée, foncée, barbare.

Sauf que c’est grave. Ça crée des hontes et des tumeurs dans l’inconscient.

Vous voulez entretenir l’image d’un enfant sage, pensif et calme. Vierge de toute obscénité. Manque de bol : société obscène produit pensées obscènes, et l’interdit arrose les plantes de nos psychés. Ces herbes que nous disons mauvaises, ces pensées qu’on appelle tabous, poussent encore plus hautes et plus folles si on les réprime constamment.

Ça crée des inconscient voraces, toujours prêts à surgir dehors, en crimes de masse ou en vieux chibre mal dessiné. Les graffitis viennent décorer votre lâcheté. (...)

Les institutions d’art bourgeoises se gargarisent devant des œuvres qui jouent avec la folie, les excréments, les sédiments, les selles, les sexes… mais quand on voit que des enfants peuvent elles aussi et eux aussi avoir envie de peindre des sexes ou bien des merdes ou bien des culs, on saute en arrière, on censure. Et on appelle cette censure « éducation », parce que l’absence de tentative n’est pas, en soi, un acte grave. Qu’il vaut mieux PRÉFÉRER NE PAS, NE PAS MÉDIRE, NE PAS LE DIRE, NON NE SURTOUT PAS EN PARLER. Si on ne le fait pas du tout, si on réprime, on n’pourra pas nous accuser. Si, simplement, on ne le fait pas, on ne risque rien.

Et on revient au vieux débat entre permettre et encadrer, accueillir, faire, légaliser, autoriser, laisser, puis voir, ce qui signifie TRAVAILLER, ou bien NE PAS. Fermer, forclore, boucher, faire taire, silence, RIEN. (...)