
« Rabelais sans Momo n’est que ruine de l’Ame ».
22 mars 2012. 7h30 du matin à la Sous-Préfecture de Boulogne-Billancourt. Nous sommes cinq : parent d’élève, avocate, CPE, assistante sociale, bénévole du Réseau Education Sans Frontière 92. Nous sommes venus soutenir Mohamed, un élève de terminale du lycée, de notre lycée, qui vient déposer sa première demande de régularisation.
La file d’attente se forme peu à peu. Sourires gênés. Regards coupables. Airs méfiants. Et en même temps une certaine solidarité qui commence à poindre et s’accentue au fur et à mesure que les heures passent. Dans la queue, une jeune femme sort un papier et demande leur prénom aux personnes présentes. Elle élabore sur un brouillon un ordre de passage, parce qu’il n’y a pas de siège à la Sous-Préfecture de Boulogne. On attend debout. (...)
Il parvient à terminer sa phrase pour s’entendre répondre que ce n’est pas là qu’il faut faire la queue mais au guichet d’à côté. Autre « bonne » nouvelle, on apprend que ce n’est pas la peine de faire la queue puisque le bureau des étrangers n’est pas ouvert le matin. Il faut donc aller au guichet d’à côté et prendre un ticket pour l’après-midi. Raymond Devos se serait régalé d’un tel scénario. Qu’à cela ne tienne. C’est tellement rien à côté de ce qui nous attend. On prend un rendez-vous, et on revient à 14h.
Cette fois c’est sûr : Mohamed a un ticket. On monte à l’étage avec le précieux sésame. Mohamed est deuxième derrière un candidat au bonheur, visiblement coutumier du lieu, qui s’est déplacé avec une valise de documents, s’excuse mille fois, se justifie pendant vingt minutes sans aucune confidentialité, ce qui semble d’ailleurs ne gêner personne, donne tout ce qu’il a, et au final s’entend dire devant tout le monde, et avec le sourire : « c’est très bien monsieur, c’est mieux que la dernière fois, revenez la semaine prochaine ». (?). Le malheureux n’est même pas choqué. Il ne se rend même plus compte. L’aberrant est devenu normal. (...)
C’est au tour de Mohamed. Etude du dossier. Premier argument opposé par l’agent qui le reçoit : « il manque une pièce ». C’est curieux, la pièce réclamée ne figure pourtant pas sur la liste. Mais forts de la démonstration à laquelle nous venons d’assister, nous l’avons compris : déposer un dossier de première demande régularisation à la Sous-Préfecture de Boulogne, c’est comme tenter l’ascension de l’Himalaya les yeux bandés et en tongues. Mais nous sommes cinq derrière Mohamed, et fermement décidés à réaliser cet exploit. Il le mérite. (...)
Nous le devons aussi à tous les lycéens qui se sont mobilisés en une gigantesque vague de solidarité. En soutien à la démarche personnelle de Mohamed, ils ont initié une pétition qui a submergé la cité scolaire toute entière. Elle a fait le tour des classes et obtenu, en deux jours seulement, 681 signatures d’élèves, sur 800 lycéens, soit plus de 83 % de l’effectif de l’établissement ! Mieux encore, émus par la démarche des élèves, les adultes de la communauté éducative ont suivi, et ont décidé, eux aussi, de faire une autre pétition en leurs noms, une pétition des adultes de la cité scolaire, toutes catégories de personnel confondues. En plus de la pétition des élèves, la pétition des adultes a elle aussi recueilli plusieurs centaines de signatures. La démarche des lycéens a également amené les présidences des deux fédérations de parents d’élèves à rédiger une lettre commune en soutien à la demande de régularisation de Mohamed ! Les membres de la communauté scolaire sont unanimes. Tous refusent de voir la chaise de Mohamed vide demain. Ce qui se passe au lycée Rabelais est tellement énorme, que cela réconcilie avec l’humanité.
Après une heure trente de tergiversations, justifications, contestations, supplications, objections, argumentations, remise des pétitions , des lettres de recommandations, et le sentiment à peine coupable d’avoir sans le vouloir pris un guichet en otage, le dossier est déposé. Nous avons réussi l’ascension ! Nous avons gravi l’Himalaya. Ca, c’est fait.
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